Le fou du roi, Mahi Binebine
Le fou du roi, mars 2017, 170 pages, 18 €
Ecrivain(s): Mahi Binebine Edition: Stock
Le fou du roi est une des belles surprises de la rentrée. Le héros est ancré dans un réel cruel mais son histoire en devient l’allégorie. Le romancier nommé « le griot de Marrakech » fait retour à l’autobiographie en contournant l’abîme de l’autofiction. Se retrouve ici le père du narrateur. Il a quitté femme et enfants pour servir son Monarque. Mais le frère officier banni est envoyé croupir par le même roi dans les terribles geôles du sud-marocain à Tazmamart après le coup d’État raté de Skhiraten.
Le jeu de la réalité fait celui de la fiction. Mais l’inverse est tout aussi vrai en ce roman singulier et presque incroyable. Comme le rappelle l’auteur, « Tout est donc réalité en étant fiction absolue ». Devenu le « fqi », titre qui désigne un savant voué à distraire le roi par ses impertinences et ses poèmes, il cherche à plaire au souverain. Par son regard, le conte devient une satire acérée tout en cultivant une certaine componction. L’auteur précise son but : « La cour de Hassan II ressemblait à celle du Roi-Soleil (…) mais je n’ai attaqué personne. Pour preuve, le narrateur est le fou du roi. Et il est fou amoureux de son maître ». Binebine ajoute : « S’il m’est arrivé de sortir les griffes, c’est en rusant pour ne pas trahir la logique de la narration ». C’est réussi.
Le Roi reste omnipotent. Il règne sans partage. Depuis toujours. Certains crurent vraie la rumeur selon laquelle le visage du roi Mohammed V était dessiné sur la lune, et se mettaient le soir sur leur terrasse pour l’admirer. Quant à la comparaison d’Hassan II avec Louis XIV, elle n’est pas superfétatoire : ceux qui sont chassés de la cour subissent cette disgrâce comme châtiment suprême. Traité d’animal par le roi, un ministre sombre dans le délire et s’enferme dans les écuries royales : « C’est une histoire vraie qui illustre bien le degré d’avilissement et de perte de dignité de certains pour garder leur place au soleil… Le roi ne lui en demandait pas tant ! », dit l’auteur.
A travers l’autre figure emblématique du roman (le frère quasiment enterré vivant), Binebine rappelle l’existence des années de plomb du Maroc. Régnèrent arbitraire, injustice, népotisme. Hassan II fut un « père des peuples » – moins sanguinaire certes que Staline monstre d’horreur – mais il arrive, comme pour lui, que les sujets châtiés à tort lui trouvent des circonstances atténuantes…
La force du livre tient au fait que dans son fourmillement et sa verve sur les mœurs de la cour, rien ne se réduit à un manichéisme facile. Le regard de Binebine est complexe. Il mélange tragédie grecque et comédie shakespearienne.
Donnant la parole à son père, l’auteur lui permet d’expliquer ses tiraillements et fêlures. Par ce biais, le livre devient celui du pardon. Un pardon non absolu, circonstancié, drôle et dramatique, intelligent et subtil. Il fait de l’auteur et artiste une figure de proue d’un art marocain qui devient ici un voyage aventureux. L’auteur sait en accepter le risque là où tout repose à la fois sur l’évidence et le « malentendu » cher à Camus. Le temps et le conte fomentent un axe fléché à la recherche d’une renaissance de l’existence individuelle et collective. L’expérience littéraire ouvre donc des horizons à travers un « conte » qui n’en est pas un. A lire absolument.
Jean-Paul Gavard-Perret
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