Le Drageoir aux épices, Joris-Karl Huysmans (par Didier Ayres)
Le Drageoir aux épices, Joris-Karl Huysmans, Poésie/Gallimard, octobre 2019, 288 pages, 9,30 €
Regard
Parcourir les poèmes du Drageoir aux épices est une source continuelle d’interrogations. En effet, ces textes sont une matière poétique profuse, parfois ambiguë où le regard joue un rôle essentiel. Car cette poésie, qui vacille entre le confinement de la description littéraire, telle que Huysmans le pratique dans son œuvre romanesque – et particulièrement dans À rebours – et le réalisme, voire un naturalisme qui viendrait de Zola et des soirées de Médan, d’un Zola non documenté, est juste appareillée d’une vision personnelle du monde. Cette poésie ébranle le statut du texte poétique. Bien sûr on songe au Spleen de Paris qui, à bien des égards, fait le lit d’une matière toute neuve et vive – et qui résiste au vérisme malgré tout et impose une modernité augurale. Ou encore au Gaspard de la nuit, lequel défriche le terrain nouveau de la poésie en prose, et ici sans perdre de l’étrangeté nécessaire à la poésie. Textes donc qui tremblent entre réalisme et refuge confiné. Et ce tremblement de la lecture qui opère aujourd’hui encore fait le lit des questions où on ne cesse de prendre parti de la langue contre la réalité, puis de la réalité contre le langage, acrobatie qui nous conduit dans un Paris de 1870, calfeutré et digne d’un des Esseintes.
À ce moment, le soleil inonda le boudoir de ses lueurs rouges, piqua de scintillantes bluettes les spirales du verre, fit étinceler, comme des topazes brûlées, l’ambrosiaque liqueur et, brisant ses rayons contre le cuivre des plats, il alluma de fulgurants incendies.
Et puisque j’ai évoqué des figures tutélaires, il faut ajouter à Zola, Baudelaire ou encore à Aloysius Bertrand, le nom de Gautier. Cela en rapprochant les poèmes du Drageoir des nouvelles fantastiques de Théophile Gautier. Ces poèmes fin de siècle de Huysmans préfigurent peut-être aussi l’univers enceint de Valéry Larbaud et son extraordinaire manière de vivre. Ici, donc, cette claustration stylistique se protège de la dureté du Paris de la révolution de 70, en tournant autour des petites prostituées de quartiers comme des glauques brachycères. Cette poésie est au croisement de plusieurs esthétiques, où l’on pourrait, qui sait ? deviner, en un sens, une sorte de préfiguration très nouvelle des thèmes de l’expressionisme allemand.
Autre question : Huysmans est-il du côté des Modernes ou des Anciens ? Ce Paris qu’il décrit, est-il celui de l’angoisse des Parisiens au détour d’une Commune écrasée dans le sang, ou celui des fêtes ivres que croque Toulouse-Lautrec ? En tous cas, le caractère alambiqué de ces textes nous émeut. Cette façon de trouver refuge dans un travail créatif est une donnée primordiale, et se protéger des phénomènes propres à une époque, se paie des références sans conteste à la vie et à la littérature des Anciens. Ainsi, ces textes simulent l’univers d’un Degas autant que celui d’un Lubin Baugin.
Je crois que la poésie a cela de plastique qu’elle fait écho autant à ce qui est inacceptable d’une réalité crue et toujours du temps, qu’à l’angoisse qui en découle. Ici, avec ce « drageoir » on côtoie autant Les mangeurs de pommes de terre de van Gogh, que la folie géniale du peintre. Du reste, on ne s’accorde pour aucune option : tout est touché à la fois d’une modernité affreuse et d’une pâmoison érotique. Cette lutte où se débattent les prostituées, qui tanguent au milieu de perditions maladives et mortelles, à la fois consignées au régime du profane et rendues sacrées par la description poétique, nous est rendue vivante par ce regard posé sur elles.
Joaillier, choisis dans ta coupe tes pierres les plus précieuses, fais-les ruisseler entre tes doigts, embrase en gerbes multicolores des grenats et des améthystes, des saphirs et des chrysoprases ; jamais leurs folles étincelles ne pétilleront comme les yeux de ma brune madone, comme les yeux de ma tant douce tourmente !
Oui, l’œil est sans doute l’organe le plus sollicité. Je dirais : tout ici est regard. C’est une poésie-œil qui aborde et absorbe la réalité. La littérature là anoblit le réel en le confinant au chatoyant et aux teintes riches et variées des descriptions huysmansiennes. Regarder n’est pas pour lui un arrêt sur une focale, mais une activité meuble, qui ressemble davantage dans un vocabulaire cinématographique à un travelling ou un panoramique, plutôt qu’à un plan-américain. Car les relations complexes de la littérature et des réalités du temps nécessitent une acuité et un étonnement renouvelés. Ainsi, l’immobilité n’aurait pas assez de forces pour contenir ce que le poète veut décrire. Il lui faut ajouter au réel. Ces textes sont une espèce de feu grégeois, qui n’engendrent pas la flamme d’un récit, d’un roman, mais font quand même état d’un état du monde, d’un Paris, notamment, brutal et crépusculaire, le Paris de 1871 et de son petit peuple. Et il fallait bien cette réalité glauque et nauséeuse pour que le créateur de des Esseintes produise cette littérature blafarde et chlorotique.
Vers la brune, par ces temps où les nuées charbonneuses se roulent sur le jour mourant, le paysage s’illimite et s’attriste encore ; les usines ne montrent plus que des contours indécis, des masses d’encre bues par un ciel livide ; les enfants et les femmes sont rentrés, la plaine semble plus grande et, seul, dans le chemin poudreux, le mendiant, le mendigo, comme l’appelle la mouche, retourne au gîte, suant, éreinté, fourbu, gravissant péniblement la côte, suçant son brûle-gueule pour longtemps vide, suivi de chiens, d’invraisemblables chiens superbes de bâtardises multipliées, de tristes chiens accoutumés comme leur maître à toutes les famines et à toutes les puces.
Didier Ayres
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