Le Domaine, Federigo Tozzi (par Philippe Leuckx)
Le Domaine, avril 2021, trad. italien, Philippe Di Meo, 224 pages, 20 €
Ecrivain(s): Federigo Tozzi Edition: La Baconnière
Talent incontestable du premier quart du XXe siècle, avec Pirandello et Svevo, Federigo Tozzi eut le temps d’écrire quelques romans. Il mourut à trente-sept ans en 1920.
La Baconnière depuis quelques années réédite ses ouvrages. L’histoire particulièrement dramatique de ce Domaine a sans doute des relents autobiographiques : Federigo était le fils d’un propriétaire terrien de la région de Sienne.
Rappelé au chevet de son père qu’il n’a plus vu depuis longtemps, Remigio, seul enfant de Giacomo, est amené, sans aucune compétence, à gérer un vaste domaine. Il y retrouve sa belle-mère Luigia et les ouvriers agricoles, dont l’irritable Berto, qui, dès le départ, lui en veut pour ne pas être à la hauteur de sa tâche. Sans compter la maîtresse spoliée de la succession, Giulia, qui va tout mettre en œuvre pour regagner son dû.
Remigio est non seulement faible mais inconstant ; il a l’art de se mettre à dos même les plus fidèles. Aussi il est vivement critiqué et reçoit une volée de plaintes et d’assignations en justice. Tel veut récupérer l’argent de deux cochons impayés ; d’autres le coût de denrées qui n’ont jamais été réglées.
Souvent, Remigio se sent dépassé par les événements et multiplie les déconvenues ; son ami l’avocat Neretti a beau lui souffler la bonne direction, Remigio s’entête et s’enfonce peu à peu et dans le déni et dans une situation catastrophique. Il sait intimement qu’il ne pourra pas sauver la Casuccia, son domaine. La perte des fourrages, l’incendie de la meule de blé, la perte des procès engagés : le tableau est sinistre et la fin ne fait plus de doute.
En vingt-six chapitres, le roman, huilé par une narration maîtrisée, décrit à la perfection un monde agricole, marqué par les haines, rongé par les coups du sort. Tozzi montre là sa grande connaissance des âmes, parfois retorses, et celle de ce monde de la campagne, où les jalousies sont telles qu’elles empêtrent toute relation véritable.
La description du milieu, des ouvriers agricoles, de la main d’œuvre non payée, de l’état lamentable de certaines cultures et de plusieurs bâtiments du domaine, est très réaliste. Une poésie toutefois sourd de ces pages, de l’air de la Tressa, petite rivière proche du domaine. À l’aune de l’antihéros qui, rarement, s’épanche au dehors et fleure l’air tout autour, comme en compensation de ce qu’il ne peut dominer.
On a là une œuvre charpentée solidement, ouvragée de noir, dessinée précisément, qui convainc et pose nombre de questions relatives au destin brisé de certains personnages veules : Remigio n’est pas le seul de son espèce ; tant de gens réussissent si mal à produire ce qu’ils espèrent.
Plongée dans cette époque peu aisée, cette histoire dramatique, magnifiquement écrite, a tous les atouts pour plaire à un lectorat d’aujourd’hui. Une grande sensibilité nous lie à ces divers personnages, bien souvent affaiblis et contraints par le sort.
La force psychologique des tableaux et des descriptions nous entraîne au fil des pages. À la Casuccia ou à Sienne, on est partie prenante des joutes que se livrent, dans l’ombre, certains des personnages, un Chiocciolino détestable, par exemple, ou encore certain avocat très peu scrupuleux.
Un très beau roman de littérature italienne. Et une très belle traduction de Philippe Di Meo, qui a par ailleurs traduit les autres ouvrages de l’auteur chez le même éditeur suisse.
Philippe Leuckx
Federigo Tozzi, né en 1883, mort en 1920, est un romancier italien remarquable. Il a écrit, entre autres : Les Bêtes ; Les Yeux fermés ; Les Choses et les Gens ; Barques renversées.
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