Le discours vide, Mario Levrero (par Carole Darricarrère)
Le discours vide, octobre 2018, trad. espagnol (Uruguay) Robert Amutio, 192 pages, 14 €
Ecrivain(s): Mario Levrero Edition: Editions Noir sur Blanc« Toute impulsion vers un objectif sera déviée immédiatement vers un autre, et ainsi successivement, et l’impulsion vers un objectif premier pourra être reprise ou ne pas l’être ».
Mario Levrero, soldat méconnu de la fine fleur contemporaine du « réalisme introspectif » latino-américain, signe hors sentiers battus, en livrée rouge vanille aux éditions Noir sur Blanc dans l’élégante collection Notabilia, l’œuvre subtilement névrotique d’un reclus laconique qui le place post-mortem dans le sillage intime de la cour des grands aux côtés de génies qui s’ignorent.
Le discours vide est un texte inclassable qui se présente comme un journal intime d’exercices calligraphiques pratiqués au point mort de la vie de famille comme de la narration et prévalent à une hygiène « psychosomatique ». Il se lit aussi fort bien sur le mode du portrait marginal d’un scripteur scrupuleux dont l’excentricité et les paradoxes, à l’arrêt sur le thème de l’interruption de tâche entendue comme « fractalité psychique », confèrent au texte sa singularité. Lisons lentement, afin de « capturer les contenus cachés derrière l’apparent vide du discours (…) sans nécessité de remonter aux premières causes, certainement préverbales », ce livre d’élucubrations existentielles vertueuses faussement naïves poussant l’ir l’ironie jusqu’à la rat rature symptomatique d’un narguant décalage.
« Il est approprié et positif d’avoir un rite comme celui d’écrire tous les jours en première activité. Ça a quelque chose de l’esprit religieux qui est si nécessaire à la vie et que, pour diverses raisons, j’ai peu à peu perdu les années passant, accompagnant dans ce processus l’humanité. Ça m’ennuie d’être aussi influençable et dépendant d’une société dont je ne partage pas la plus grande partie des opinions, motivations, objectifs et croyances ».
Livre de reliques de l’inanité de toute vanité humaine par décompositions de mobiles, de faits et de gestes en autant de velléités ; reposoir des abstractions mentales dans lequel la platitude, élevée au rang de l’absurde, gagne en profondeur ; planche de salut thérapeutique d’un retour à soi ; récit à effet retard d’introspections studieuses silencieuses à la ligne dérivant de pétards mouillés en chandelles kafkaïennes, ce livre à part nous entraîne d’obsessions calligraphiques en divagations auto-analytiques, soit de répétitions en échecs et d’échecs en frustrations, dans une suite sans fin de tentatives baroques avec ce supplément exquis d’autodérision propre aux grands introvertis. On s’y reconnaît, on s’y déteste, on y grince des dents et l’on en rit, tout jaune trempé d’ennui : « Je poursuis, essayant de développer des sujets peu intéressants, inaugurant, sait-on jamais, une nouvelle ère de l’ennui comme courant littéraire ».
Le discours vide oppose le vide intrinsèque à la vie du zombi qui dort au vide éveillé pressenti comme faussement vide. Le premier vous vampirise, fait nappe sur le rebond, dans une logique d’empêchement empruntant à la procrastination, à laquelle participent d’entêtants devoirs d’« autothérapie graphologique » qui, privés de visuel, entraînent de facto une perte de sens et installent d’emblée chez le lecteur un sentiment de perplexité ; le second vous nargue autant qu’il vous repousse ; le reste relève d’une question de tonalité, un demi-ton laisse courte sous l’à-plat de la ligne suffit ici à créer le malaise, l’absence de style participant d’une économie du vide, agit telle une discrète bombe à retardement d’une efficacité huilée ; le projet de l’auteur ciblant la délivrance par la discipline s’apparente vite à quelque lent supplice ; l’enlisement programmé du discours dans l’insignifiance par récurrence d’exercices d’écriture résolument besogneux fait miroir avec une réalité plate privée de sens.
« En avant donc avec la thérapie graphologique. Je dois avouer que j’ai déjà perçu quelques résultats psychiques positifs, ou du moins c’est ce que je crois ; tous liés avec l’auto-affirmation sous différentes facettes. (…) Je dois permettre que mon moi s’accroisse grâce à la magique influence de la calligraphie. (…) Et plus que çà, (…) je veux entrer en contact avec moi-même, avec le merveilleux être qui m’habite et qui est capable (…) d’imaginer des histoires ou des bandes dessinées intéressantes (…) C’est çà l’élément clé. Récupérer le contact avec l’être intime, avec l’être qui participe de quelque manière secrète à l’étincelle divine (…) ».
Technique maniaque de bondage à la lettre d’un observateur à sa chaise susceptible de mener sinon à l’extase du moins à une forme de spiritualité, ce qui recule dans l’ajournement résiste ce faisant à l’objectif. Mario Levrero, scarificateur de fond seul sur une ligne de fracture face à ses rêves et à d’irritants éléments de réalité, progresse par infimes saignées calligraphiques et infusion de régressions, l’épreuve de la contrainte (magnifiquement illustrée par l’épisode du chien) tenant lieu de colonne vertébrale à une quête de liberté par la maîtrise – « (…) de sorte que je puisse affirmer que je suis l’artisan de mon destin (…) » –, les voies sans issue de l’addiction flirtant au point de bascule du génie et de la folie avec le vide entendu comme un « refuge », ce qui enferme la lecture ici sourd en retenues de tensions depuis une zone de repli avec l’insistance virale d’un goutte-à-goutte.
« (…) le temps n’est qu’un assassin, un assassin lent mais sûr, qui nous regarde d’un air moqueur derrière la faux, et nous permet de profiter de confortables avances sur le froid qui nous attend dans la tombe à notre nom ». Livre d’intranquillité d’un parano de métier à implosions de pépites et inclusions de verticales, les pas comptés de la calligraphie bornant le discours, reste l’invention d’une impossibilité, tremplin de la chute, dernier ouvrage avant le néant clinique, pirouette cinglante de morgue lucidité d’une défaillance spirituelle annoncée, déclinée à petit feu. Filée de page en page, l’érosion des résolutions, bouées des anonymes en blouse grise orpaillant le lit sec des saisons de la vie, fait mouche de l’infime, la pensée prend l’avantage sur l’action, nous laissant irréductiblement désemparés au fur et à mesure que l’on s’enfonce avec une sorte de masochisme éclairé dans l’imposture d’une dépréciation de soi.
« Le panorama donc reste inchangé, le circonstanciel remplace toujours l’essentiel, nous vivons toujours en fonction de petites sottises sans signification, et nous laissons passer la vie au large ; que d’autres s’occupent de vivre. Maintenant, je m’en vais aller prendre mon anti-dépresseur ».
Soit, du fin fond de l’Amérique latine, dans la veine de son compatriote Carlos Liscano, une expérience de lecture inédite aussi déconcertante que fondatrice qui féconde la littérature et s’apothéose dans un désopilant bouquet final ; pour le dire en d’autres termes, ce livre paradoxal est une perle rare.
Carole Darricarrère
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