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Le dîner de l’exposition, Michèle Dassas (par Fawaz Hussain)

Ecrit par Fawaz Hussain 07.06.22 dans La Une Livres, Les Livres, Recensions, Roman, Ramsay

Le dîner de l’exposition, Michèle Dassas, 281 p., 19 €

Edition: Ramsay

Le dîner de l’exposition, Michèle Dassas (par Fawaz Hussain)

 

D’emblée, tout en douceur, et avec une écriture veloutée, Michèle Dassas situe l’action de son roman dans le temps et l’espace. On est en juillet 1858, à l’aube de la révolution industrielle en Europe et la gare du Nord, telle que nous la connaissons, n’existe que depuis dix ans. Les premiers trains en partent bruyamment, enveloppés d’une épaisse fumée noire, fin prêts pour des pointes de vitesse atteignant les 54 km par heure. La romancière multiplie ainsi les détails qui témoignent d’un minutieux travail de documentation sur l’esprit de l’époque servant de toile de fond à un fait divers scandaleux, le dîner de l’exposition, que  relaye largement la presse. Aurélia, la protagoniste du roman, gratifie d’une pièce de « cinq centimes » le porteur qui l’aide à transporter sa lourde malle sur son chariot. Le couple anglais avec lequel elle partage son compartiment se déplace avec une bonne, « des couverts en argent armoriés et différents aliments enroulés dans des linges ». On est au milieu du xixe siècle, et bourgeois et aristocrates ne badinent pas avec l’étiquette.

Si Aurélia d’Auriol fait une entorse aux règles, c’est qu’elle voyage incognito. Dans l’enceinte même de la gare, elle se retourne, d’instinct, histoire de s’assurer qu’elle n’a personne à ses trousses. Elle fuit la France, et le mot « exil », dès la première page, est là pour nous rappeler que dans ces années-là, la Grande-Bretagne était le refuge pour de nombreux Français que la monarchie, fût-elle constitutionnelle, a rebutés, et, pis encore, quand le régime est devenu Second Empire… On se rappelle le légendaire chef de file des mécontents. Son ironie est toujours d’actualité quand il raille la monarchie arrogante : « Mon nom, je le commence, et vous finissez le vôtre. »

Que fuit donc cette jeune mère avec ses trois enfants ? Quel drame accable son couple qui vit séparé depuis un an et demi ? Tout le monde sait que le paysage qui défile de l’autre côté des vitres du train favorise pour les passagers les rêveries, autant que les eaux dans l’analyse bachelardienne de l’élément aquatique. Tout au long du trajet, Aurélia égrène son passé, revisite ses « mauvais souvenirs », et revit surtout un cauchemar bien récent. Convoquée au tribunal à cause de la banqueroute frauduleuse et de la fuite de son mari, elle a failli se trouver en prison. Lors des audiences où elle se faisait un sang d’encre, on apprend que cette « femme particulièrement séduisante » est née en 1826 en Guadeloupe. Fille de Geneviève, dite Titine, une mulâtresse, elle est une enfant illégitime, non reconnue, mais prétend avoir pour père Charlemagne Saint-Auril Lacour, vice-consul des États-Unis, qui veille sur elle comme sur la prunelle de ses yeux. C’est lui d’ailleurs qui arrange toutes les modalités de son exil et de sa nouvelle vie loin de la France.

L’arrivée d’Aurélia à Londres, la capitale de l’Empire vaut bien une sorte de salve, une très belle description :

« Le soleil tombe lentement derrière les sombres bâtiments, nimbant le ciel gris foncé d’une lueur orangée. Du bateau, Aurélia jette un dernier regard aux monuments près de la Tamise, auxquels la clarté limpide et dilatée du gaz confère une blancheur d’opale. C’est un paysage grandiose et sinistre, à la fois, qui, allié à l’insupportable puanteur créée une atmosphère dantesque. Le steamer s’immobilise dans un hurlement de sirène. »

Cela dit, le choix de l’année et celui du mois ne sont pas anodins. Aurélia découvre la Grande Puanteur, appelée The Great Stink ou The Big Stink en anglais. Il s’agit d’un épisode de l'histoire de Londres durant l'été 1858, alors que la Tamise sentait horriblement mauvais du fait des écoulements d'eaux usées et de la chaleur qui régnait. Cette puanteur est-elle une prémonition de la décomposition du couple ? En un an et demi, beaucoup d’eau a coulé sous les ponts de Londres. Les deux chapitres, « Le dîner de l’Exposition » et « Le grain de sable » qui bouclent la première partie, décrivent la grandeur et la décadence des Auriol. Une montée et une chute dignes d’un roman de la Comédie humaine.

Le Dîner de l’exposition est une saga familiale véridique et un roman sur les mœurs d’une époque, quand les familles blasonnées n’épousaient que des noms à particule. Les parents arrangeaient alors des mariages de raison pour leurs progénitures bien dociles. Le sang noir coulant dans les veines d’Aurélia est une malédiction, de même qu’elle traîne comme des boulets les agissements d’Eugène d’Auriol, son mari, un repris de justice  purgeant la peine de dix ans de travaux forcés à laquelle il a été condamné par contumace. Leur fille Élisabeth rate son mariage avec Henri de Monflers, car cette union est tenue pour « une mésalliance » par les parents du tourtereau. Après la disparition du mari « dans des circonstances brutales et très obscures » et la mort naturelle de son père, la courageuse Aurélia veille sur les siens comme une tigresse. Toujours à l’écoute, elle est la mère-courage qui se bat pour le bonheur de ses enfants.

Les années se succèdent et les enfants grandissent et quittent le nid, pour voler vers leurs destinées. Après avoir tout fait pour sa famille, Aurélia retrouve la pureté, la sérénité et le grand bonheur. Mais tout le monde le sait, nous vivons dans ce monde, qui n’est la propriété de personne, et où nous ne sommes que des passagers. Quant à l’éternité, elle est un attribut réservé uniquement au Maître des deux mondes. Comme l’écrit Roland Barthes, « il n’est de pays que de l’enfance ». C’est vrai d’Aurélia, qui retrouvera sa Guadeloupe natale, et les bras de Geneviève, dite Titine, sa mère adorée.

Oui, tout en douceur, et grâce à la délicatesse de son écriture, son talent inné de conteuse, et son étonnante documentation, car il s’agit d’une histoire vraie, Michèle Dassas nous offre une véritable saga familiale, prouvant ainsi que le vécu peut parfois rivaliser avec la fiction et même la détrôner.

 

Fawaz Hussain

 

Linguiste, auteure d’une dizaine de romans, Michèle Dassas a reçu le Prix du roman Arts et Lettres de France en 2017 pour Une Gloire pour deux. Son roman Femme de Robe consacré à Jeanne Chauvin, la pionnière des avocates, a été très remarqué en 2018. À la lumière de Renoir a été récompensé par le prix Charles Oulmont de la Fondation de France 2020.

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A propos du rédacteur

Fawaz Hussain

 

Fawaz Hussain est né au nord-est de la Syrie dans une famille kurde. Il vit à Paris et se consacre à l’écriture et à la traduction des classiques français en kurde, sa langue maternelle.