Le Diable dans le Beffroi (Nouvelles histoires extraordinaires, 1839), Edgar Poe (par Mona)
Edgar Poe, précurseur du nonsense
Le Diable dans le beffroi, une nouvelle de huit pages, traduite par Baudelaire, a inspiré des artistes aussi divers que Debussy et Adriano Lualdi qui en ont fait un opéra et James Ensor, un tableau. L’intrigue insensée conte l’histoire d’un petit bourg hollandais où les villageois semblent ne s’occuper que d’horloges et de choux jusqu’à l’arrivée brutale d’un trouble-fête diabolique qui perturbe l’heure de la choucroute. L’intrus dont le portrait emprunte quelques traits à la caricature antisémite du Juif (« Il avait la face d’un noir de tabac, un long nez crochu, des yeux comme des pois, une grande bouche et une magnifique rangée de dents qu’il semblait jaloux de montrer en ricanant d’une oreille à l’autre »), pénètre dans le beffroi du village, affole les pendules en frappant de son violon « cinq fois plus grand que lui » le gardien de l’horloge et sème la zizanie pour son bon plaisir.
En exergue de la nouvelle, l’ancienne locution anglaise pour demander l’heure : « What o’clock is it ? » annonce l’obsession de l’heure juste chez les habitants de Vondervotteimittiss, nom imaginaire formé à partir de la phrase : « I wonder what time it is » (je me demande quelle heure il est) prononcée à la germanique. Les villageois vivent les yeux rivés sur la parfaite horloge de l’hôtel de ville dont le gardien est « le plus parfaitement respecté de tous les mortels, le principal dignitaire du bourg » car il est garant de l’heure bien réglée. Chaque habitant se doit de porter « une lourde petite montre hollandaise », les chats et les cochons ont « une montre joujou en cuivre doré » accrochée à la queue et la topologie du lieu se révèle circulaire comme une horloge avec ses soixante petites maisons figurant les soixante minutes de l’heure, son clocher aux sept côtés et sa grande horloge aux sept cadrans. Tous, parfaitement soumis à leurs horloges, semblent tourner en rond dans ce bourg immuable, aussi pathétiques que le lapin blanc d’Alice au Pays des Merveilles, si soucieux, lui aussi, d’être à l’heure. Poe, comme plus tard Lewis Carroll, grand admirateur de Poe, tourne en dérision cette règle fondamentale de la société : l’heure.
L’autre caractéristique de ce bourg hollandais, c’est sa parfaite uniformité : « les habitations se ressemblent autant à l’intérieur qu’au dehors… si parfaitement semblables qu’il est impossible de distinguer l’une de l’autre » avec un même nombre de sculptures d’horloges et de choux sur chaque cheminée. Baudelaire rappelait que « l’ennui naquit un jour de l’uniformité » mais le narrateur fait mine de croire au bonheur idyllique des habitants de cette cité idéale (« j’ai peint l’état heureux de Vondervotteimittiss ») et le lecteur reconnaît la parodie des récits utopiques. Vondervotteimittiss, l’obéissance des citoyens est un impératif (« la simple supposition d’une pareille chose était considérée comme une hérésie… Tous les obéissants serviteurs ouvraient simultanément leurs gosiers et répondaient comme un même écho »). Les trois grandes maximes du bourg : (« C’est un crime de changer le bon vieux train des choses », « Il n’existe rien de tolérable en dehors de Vondervotteimittiss », « Nous jurons fidélité éternelle à nos horloges et à nos choux ») évoquent aussi la parodie des dystopies, comme celle d’Orwell dans La République des animaux, à la différence que Poe fait preuve d’un comique grinçant.
Une étrangeté comique
Dès le début de la nouvelle, un comique verbal désigne des savants pédants (« Grogswigg, Kroutaplenttey, Dundergutz, Blunderbuzzard, Stuffundpuff, Grutundguzzell ») qui offrent des théories farfelues sur l’étymologie de Vondervotteimittiss (« Bleitziz, obsoletum pro blitzen »). Ce n’est pas la première fois que Poe fait la satire du jargon prétentieux d’une pseudo science (« je prierai le lecteur curieux d’en référer aux Oratiunculae de Rebus Praeter-Veteris, De Derivationibus, de la page 27 à la page 5010, édition gothique »). Déjà dans sa nouvelle, « Lionnerie », Poe se montrait maître dans la parodie des textes scientifiques avec un protagoniste qui se consacre à la nosologie, étude ridicule des nez.
Le Diable dans le beffroi possède une étrangeté comique qui préfigure Lewis Carroll, adepte du nonsense, procédé rhétorique dans lequel l’absurde, la dérision naissent d’une inventivité extravagante. De nombreuses descriptions insolites, des allusions saugrenues ou des situations incongrues, dénotent un sens du cocasse qui détonne et prête à rire : « ses souliers sont attachés par un nœud de rubans jaunes épanouis et fripés en forme de chou. Le cochon s’occupe tantôt à glaner les feuilles épaves qui sont tombées des choux, tantôt à ruer contre la montre dorée que ces petits polissons ont aussi attachée à la queue de ce personnage, dans le but de le faire aussi beau que le chat… un gros chat moucheté porte à sa queue une montre joujou en cuivre doré à répétition, que les garçons lui ont ainsi attachée en manière de farce ». Chez les deux écrivains, une même étrangeté comique naît de comparaisons loufoques (les villageois ont « les yeux gros comme des saucières », les murs « ressemblent à un échiquier ») et un mot semblable, « odd », sert à décrire le bizarre. Leurs protagonistes évoluent dans un monde où les dimensions n’ont plus de sens, où l’inanimé et l’animé ne se distinguent pas, un monde mécanique parfaitement huilé qui dérape. Leur univers, délié du monde réel, absurde, voire merveilleux, semble défier les lois de la logique. Le nonsense se moque de la folie d’un monde à l’apparence du bon sens mais qui impose un ordre parfaitement arbitraire.
La parodie de la logique débute avec un narrateur faussement logique qui défend un contenu aberrant : d’abord, il feint la fausse nostalgie (« Chacun sait, d’une manière vague que le plus bel endroit du monde est – ou était, hélas ! – le bourg hollandais de Vondervotteimittiss »), prétend prendre parti pour les habitants au nom de la bienséance : (« le devoir que je m’impose… dans l’espoir de conquérir à ses habitants la sympathie publique ») et fait mine d’être choqué par l’arrivée de l’intrus (« Quelle grande pitié qu’un si ravissant tableau fût condamné à subir un jour un cruel changement ! »). En réalité, tout le récit vise à l’effet diamétralement opposé, c’est-à-dire à la satire : les habitants, bornés, apparaissent d’une ignorance crasse derrière leurs « jolies collines dont ils ne se sont jamais avisés de franchir les sommets… rien de bon ne peut venir d’au-delà les collines »), dépourvus de la moindre originalité (« les sculpteurs en bois de Vondervotteimittiss n’ont jamais su tailler plus de deux objets, une horloge et un chou »), et le village baigne dans toute l’horreur de sa rigidité. Poe pourrait bien régler ici ses comptes avec une Amérique puritaine qui ne l’a jamais reconnu.
Une histoire subversive
Le récit d’une ironie mordante est raconté par un narrateur qui prétend défendre le bon sens alors qu’il utilise le nonsense, par définition ce qui s’oppose au sens commun. L’ironie est à son comble lors de sa conclusion prétendument horrifiée : « je fais un appel à tous les amants de l’heure exacte et de la fine choucroute… restaurons l’ancien ordre des choses » et c’est sur un schéma d’inversion que repose toute l’histoire. D’abord, la subversion du langage avec des mots ironiques qui signifient le contraire de ce qu’ils disent, puis une raison logique pervertie par le nonsense et, enfin, la victoire du diable qui pense à l’envers et renverse l’ordre ancien. Poe écrit bien une histoire subversive.
L’intrus possède l’originalité du dandy (« Sa toilette se composait d’un habit noir collant terminé en queue d’hirondelle, laissant pendiller par l’une de ses poches un long bout de mouchoir blanc – de culottes de casimir noir, de bas noirs et d’escarpins qui ressemblaient à des moitiés de souliers, avec d’énormes bouffettes de ruban de satin noir pour cordons »). C’est un audacieux provocateur qui dévie de la norme et prend plaisir à transgresser l’ordre établi, un impertinent qui met sens dessus dessous un système bien ordonné en faisant grincer son énorme violon « sans accord ni mesure » (la même expression anglaise, « to keep time », signifiant aller en mesure et être à l’heure). Il mérite bien son nom de diable, communément appelé l’adversaire, son étymologie grecque le désigne comme contradicteur, celui qui divise et désunit. Ce gredin qui ricane se présente avant tout comme un personnage éminemment libérateur qui manifeste la plus irréductible liberté, le relâchement de toutes entraves et fait voler en éclats le carcan de la bienséance. Une telle force violente de changement, d’originalité et de créativité dans un environnement autrement stagnant apparente le diable au poète maudit, l’artiste qui brise les conventions et défend une expression poétique totalement libre. Poe prend le parti du diable et fait l’éloge des puissances négatives aux antipodes du « think positive » de la pensée américaine. L’ironie apparaît d’autant plus décapante que la force du non s’affirme par le biais d’un narrateur qui avertit le lecteur : « je suis autorisé à affirmer positivement ».
Poe s’affranchit de toute contrainte esthétique, morale, sociale ou philosophique et fait preuve, encore une fois, de son art de la parodie. Le diable violoniste offre un autoportrait codé de l’artiste qui défend non seulement l’irrégularité des choses mais l’expression poétique totale. Poe est un moderne qui n’hésite pas, en littérature comme chez les honnêtes bourgeois, à envoyer valser l’ordre ancien.
Mona
Edgar Allan Poe (1809/1849) né à Boston de parents comédiens ambulants, orphelin à deux ans, il est élevé par un riche négociant de Virginie. Après de brèves études universitaires, il rompt avec son père adoptif, s’enfuit à Boston et à New-York et s’illustre dans tous les genres littéraires (critique, essai, conte, roman, poésie, traité philosophique) sans rencontrer le succès escompté. Ses contes lui apportent la renommée et il est considéré l’inventeur du roman policier. Sa vie et son œuvre ont donné lieu à des débats passionnés.
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