Le Devoir de violence, Yambo Ouologuem, par Fedwa Ghanima Bouzit
Le Devoir de violence, mai 2018, 304 pages, 19 €
Ecrivain(s): Yambo Ouologuem Edition: SeuilLa malédiction est enfin levée sur Le Devoir de violence de Yambo Ouologuem
La première fois que je lisais Yambo Ouologuem, c’était une retranscription d’un entretien où il tente d’expliquer son processus d’écriture : « Je crois que la plume est à l’écrivain ce qu’est à l’aveugle son bâton. C’est-à-dire qu’un objet inerte devient un instrument opératoire dans lequel vient se loger la sensibilité qui s’y prolonge. De même que l’aveugle qui marche à tâtons sait où il va, en gros, dans son idée, mais ne sait pas les embûches qu’il va trouver. De même, je pense qu’il y a une loi de l’écriture qui fait que l’on sent confusément en soi des zones de ténèbres épaisses que l’on voudrait, non pas élucider, mais pénétrer, à travers lesquelles on voudrait se frayer une voie… ».
Intriguée par son approche à l’écriture, je voulais immédiatement le lire. Seulement, impossible de le trouver en librairie alors. Je peux enfin le lire en cette année 2018 car son chef-d’œuvre, Le Devoir de violence, a été réédité par Le Seuil au mois de mai. C’est que ce roman et son auteur ont été frappés d’une malédiction cinquante ans durant. Avec cette réédition, nous pouvons enfin relire Le Devoir de violence et lui redonner toutes ses lettres de noblesse comme l’un des romans phares de la littérature africaine.
La malédiction de Yambo Ouologuem : En 1968, Yambo Ouologuem publie Le Devoir de violence au Seuil. Le jeune écrivain malien est alors salué pour son audace et la qualité de sa plume. Il obtient le prix Renaudot la même année. Mais quand, en 1971, un chercheur américain pointe les ressemblances entre Le Devoir de violence et Le Dernier des justes d’André Schwarz-Bart, tout le monde crie au scandale. Des accusations fusent de partout et Yambo Ouologuem se retrouve alors chargé du crime le plus grave dont on puisse charger un écrivain : le plagiat. Ostracisé de la scène littéraire, de plus en plus censuré, Yambo Ouologuem choisit de se retirer au Mali où il décède en 2017.
L’accusation de plagiat est ici très discutable à mon sens. Elle a d’ailleurs été remise en question par des auteurs et académiciens, tel que Jean-Claude Blachère. Certes, ressemblance il y a, mais Le Devoir de violencereste un roman prototypique de la littérature africaine par la forme comme par le contenu. Les similitudes semblent plutôt relever du pastiche littéraire et de l’intertextualité, des pratiques courantes en écriture. Mais il semblerait ici que l’intertextualité n’ait pas été bien reçue car elle est le produit d’un auteur africain s’inspirant d’un auteur européen. Jusque-là, l’exercice de l’intertextualité aurait été limité aux frontières de l’Europe.
Un autre regard sur l’Histoire africaine : Enfant terrible de la littérature africaine, Yambo Ouologuem se démarque aussi par sa liberté de ton face à des questions sensibles telles que l’esclavage ou la colonisation. Dans Le Devoir de violence, il nous dresse le portrait d’un moyen-âge africain méconnu à travers une dynastie fictive. Il suit alors les travers de cette dynastie jusqu’au début du 20ème siècle, date de l’arrivée des colons.
Dans la foulée, Yambo Ouologuem n’épargne ni les dirigeants africains corrompus et empêtrés dans la tragédie de l’esclavage, ni les colonisateurs aux desseins peu bienveillants. C’est un regard perspicace et sans concessions qu’il jette sur le malheur du peuple africain, pris entre deux oppressions, entre le marteau et l’enclume. Ce malheur il le constate sans trop s’y attarder. Il est animé par un besoin pressant de comprendre, de décortiquer, de déconstruire l’Histoire. Le Devoir de violence n’est pas un roman de lamentation.
La chronique de cette Histoire tumultueuse est faite avec humour. L’extrême violence du servage, des magouilles politiques intestines et de la colonisation y est décrite avec un brin de raillerie. S’y mêlent aussi blasphème et sexualité, sans censure aucune et toujours avec ce ton caustique, malin, presque méchant. Les personnages mis en avant sont souvent sceptiques par les voix desquels nombre de travers sont pointés du doigt, remis en question. Insouciants, ils vont au-devant de leur sombre destinée avec une téméraire désespoir.
L’univers littéraire complexe du roman se découvre à nous petit à petit et sans grande confusion, par un art habile du récit, se rapprochant souvent de l’art oratoire africain. Tout au long du récit, des variations dans la forme et la perspective soutiennent l’attention du lecteur : mythologie, allégorie, chronique historique, écriture épistolaire, anecdotes, incantations et plus encore. Lire Le Devoir de violence aujourd’hui, c’est l’occasion de questionner certaines des grandes questions de l’histoire africaine et mondiale tout en goûtant un récit riche et multiple.
Fedwa Ghanima Bouzit
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