Le Désert des Tartares (Il deserto dei Tartari, 1940), Dino Buzzati (par Léon-Marc Levy)
Le Désert des Tartares (Il deserto dei Tartari, 1940), Dino Buzzati, Editions Pocket, 2004, trad. italien, Michel Arnaud, 267 pages
Edition: Pocket
C’est avec Le Désert des Tartares, publié en 1940, que Dino Buzzati devint un écrivain majeur, en Italie et dans le monde. Ce qui a fasciné – et fascine encore – les lecteurs est ce monument d’immobilité et d’intemporalité que l’auteur a bâti autour d’une attente qui, bien que palpable au quotidien, semble proche d’un univers onirique. Si le rêve est déplacement, condensation et métaphore, celui de Giovanni Drogo, le jeune sous-lieutenant est immuabilité, dilatation et réalisme. De quelle attente s’agit-il ? D’un possible (probable ?) assaut à venir des Tartares contre la forteresse qu’il défend ? La courbe narrative du roman nous laisse plutôt penser à la seule attente qui compte dans une vie : celle de la mort, faisant ainsi de ce roman une métaphore de la condition humaine.
Tout dans ce roman est frappé au sceau de l’étrangeté, à commencer par la forteresse elle-même, scène de tout le déroulement narratif. La forteresse Bastiani est une bâtisse de terre jaune, imposante, absurde dans son inutilité et donc mystérieuse, qui renferme un monde particulier et différent mais surtout une dimension ontologique. Ses occupants en effet, au-delà de la fonction militaire qui les définit, se tiennent dans l’espace de leur être figé dans une attente interminable. Située dans une gorge entre deux chaînes de hautes montagnes, elle a devant elle un désert par lequel les Tartares ont tenté l’invasion du pays dans des temps très lointains.
La nouvelle invasion attendue (et improbable) pétrifie ce microcosme dans une attention aussi permanente qu’inutile, chacun guettant les signes de l’invasion. Buzzati sort la vigilance du cadre de la fonction militaire pour en faire exclusivement un état d’esprit de chaque acteur, une sorte d’arrêt sur image d’un paysage immobile et uniforme qui aurait imprégné la vie intérieure de tous. La vanité de la vigilance, l’écart entre le « danger » supposé et la rigidité tendue du rituel de la vie militaire, créent un tableau absurde dans lequel l’absence de lien entre les rites quotidiens et quelque effet attendu compose une véritable représentation allégorique.
Dans ce fort, le formalisme militaire semblait avoir créé un chef-d’œuvre insensé.
Si la répétition méticuleuse de la vie militaire semble vide de sens, elle occupe pourtant dans le fort une fonction essentielle : elle est la scansion du temps, sorte de vaine tentative de donner aux heures un défilement régulier alors que le temps, lui, enserré dans l’angoisse des hommes, passe par flux irréguliers, parfois lents, parfois tumultueux.
Cependant, le temps passait, toujours plus rapide ; son rythme silencieux scande la vie, on ne peut s’arrêter même un seul instant, même pas pour jeter un coup d’œil en arrière. « Arrête ! Arrête ! » voudrait-on crier, mais on se rend compte que c’est inutile. Tout s’enfuit, les hommes, les saisons, les nuages ; et il est inutile de s’agripper aux pierres, de se cramponner au sommet d’un quelconque rocher, les doigts fatigués se desserrent, les bras tombent inertes, on est toujours entraîné dans ce fleuve qui semble lent, mais qui ne s’arrête jamais.
De jour en jour, Drogo sentait augmenter cette mystérieuse désagrégation, et en vain cherchait-il à s’y opposer. Dans la vie uniforme du fort, les points de repères lui faisaient défaut et les heures lui échappaient avant qu’il eût réussi à les compter.
Il y avait aussi cet espoir secret pour lequel Drogo gaspillait la meilleure part de sa vie. Pour alimenter cet espoir, il sacrifiait à la légère des mois et des mois, et il n’y en avait pas assez. L’hiver, l’interminable hiver du fort, ne fut qu’une sorte d’acompte. L’hiver fini, Drogo attendait encore.
La fuite du temps dans ce roman n’a rien de romantique. Elle est indifférente, glaciale, à peine perceptible et pourtant c’est la matière même du roman, sa texture, sa chair. Jamais un thème – ici le temps – n’a été autant la substance même d’un livre. Buzzati nous fait partager, par l’acte de lecture, l’attente des protagonistes, avec la même interrogation obsessionnelle : se passera-t-il quelque chose ? Les Tartares viendront-ils ? Existent-ils seulement ? Peut-être ce ralentissement soudain de la fuite du temps est-il un signe, une prémonition, mais de quoi ?
Il parut à Drogo que la fuite du temps s’était arrêtée. C’était comme si un charme venait d’être rompu. Les derniers temps, le tourbillon s’était fait toujours plus intense, puis, brusquement, plus rien, le monde stagnait dans une apathie horizontale et les horloges fonctionnaient inutilement.
La promiscuité de ces hommes oubliés dans la forteresse, scandés par les rites militaires, ne crée nulle proximité affective, nulle relation amicale, nul échange cordial. Elle fabrique au contraire, insidieusement, profondément, douloureusement, une solitude totale, plus violente encore d’être au milieu des autres. Tout se passe comme si l’énergie usée par l’attente, ne permettait pas le moindre affect ou sentiment altruiste.
Peut-être en est-il ainsi de tout, nous nous croyons entourés de créatures semblables à nous et au lieu de cela, il n’y a que gel, pierres qui parlent une langue étrangère ; on est sur le point de saluer un ami, mais le bras retombe inerte, le sourire s’éteint, parce que l’on s’aperçoit que l’on est complètement seul.
Ce roman jamais ne répond à la question « où ? ». Ou à la question « quand ? », accentuant ainsi un sentiment qui frise le rêve sans jamais en être.
Roman du temps suspendu, de la solitude, de l’angoisse, Le Désert des Tartares s’inscrit au plus haut de la littérature européenne du XXème siècle.
Léon-Marc Levy
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