Le dernier amour d’Attila Kiss, Julia Kerninon
Le dernier amour d’Attila Kiss, janvier 2016, 123 pages, 13,80 €
Ecrivain(s): Julia Kerninon Edition: La Brune (Le Rouergue)
« Attila, quelque part dans la fraîcheur de l’automne de ses cinquante-deux ans, la main dans celle de la jeune femme qui l’aimait la tête haute, déposait les armes pour la première fois de sa vie… »
Histoire d’amour, donc ; densité nerveuse de son écriture, de ses fonds d’écran – à moins que ce ne soit l’écran lui-même – quelque part en Hongrie, se souvenant de l’ancienne Autriche-Hongrie des livres d’Histoire. Julia Kerninon – cet auteure qui est un vrai et un grand (très) écrivain – est aux manettes et c’est un vrai bonheur.
Ce petit livre est fort et « peuplé » comme peu de livres actuels le sont. Ce goût pour délayer qui hante trop souvent notre littérature est absent ici ; 123 pages – chacune, remarquable, par la capacité à forger l’histoire, poser de grands personnages, et surtout balayer à coups de mots ciselés, ce qu’ils ressentent, vivent, emportent avec eux. Quelle symphonie que ce livre ! On hésite entre Mahler et des pages douces de Wagner. Une musique en tous cas de cette Europe centrale.
L’affaire tient en quelques bribes : un Hongrois amer et revenu de tant de choses, à l’image de ces terres tombées avec l’URSS – dépressif comme le pays, déjà avancé en âge. Attila, un nom d’homme à cheval fouaillant ses steppes ; un clin d’œil douloureux. Elle, tellement plus jeune, Théodora – la brillance de Byzance – une aristo venue de Vienne ; père, grand chanteur d’opéra, aujourd’hui disparu ; vie où l’argent – parce qu’on l’a, peut se permettre de disparaître ; carnaval d’un Venise d’antan : « Il la vit arriver depuis l’autre bout de la terrasse du café… pas de virages, elle allait droit, un putsch sur ma personne, un tir de précision d’elle jusqu’à moi… ». Dès lors, et dans le temps de sa splendeur, c’est incontestablement Romy Schneider, ses yeux, sa voix, son tout, qui l’incarnerait dans le film, que déjà, en même temps qu’on lit, on voudrait voir…
Elle voyage, la fille d’Autriche, faisant valoir les droits d’auteur de ce père musicien, se voulant spécialiste de ces opéras, que de fait, elle hait, car lui ayant volé dans son enfance son père. Lui, c’est le sédentaire obligé, les « p’tits boulots » alimentaires (le dernier, étant dans une fabrique de foie gras, qui risque de vous dégoûter définitivement de la chose) ; il a été en couple(s) – dedans, dehors – il y a longtemps, avec des enfants qu’il ne voit pas. Survit, à part ça, dans un drôle de meublé, en peintre obstiné, qui ne vit évidemment pas de son œuvre en cours… Elle et lui ; deux itinéraires – le mot circuit conviendrait mieux, deux palettes chromatiques ; la rutilante, la terne. Un film au montage dual ; le bougeant, l’arrêt sur image.
Et puis – c’est peut-être la facette la plus forte de ce livre millefeuille – celle de l’épaisseur historique ; une sorte de personnage clef entre elle et lui. Cette drôle d’engeance – territoires appariés par hasard – L’Autriche-Hongrie ; l’empire, son impossibilité à s’inscrire dans le temps long ; son odeur de suranné presque pourri ; ce vieux prédateur, l’Autriche, « bouffant », pour se régénérer ? son voisin Hongrois – force et virilité ? Un bout des poupées gigognes de leur relation ; un composant in-négociable de leur vie commune : « Nous étions si affaiblis déjà, qu’il nous fallut bien accepter cette honte suprême de devenir une province de l’Empire de la maison Habsbourg – Habsbourg, le château des vautours, voilà ce que signifie ce nom ».
Car Kerninon ausculte puis découpe au scalpel, ce tout qu’est l’amour – probablement – quelque chose qui se passe entre elle et lui, mais dans un pays, dans une Histoire ; on dira aussi dans des valeurs. Rien d’arrêté, mais du marchant. « Il voulait qu’elle paye aussi le prix de ce qui les séparait, lui faire mordre la poussière crissante de ses plaines… ». Faut-il dire en plus les paysages et la neige de Hongrie qui sont là, au détour de cette écriture longue, charnue, charnelle aussi ô combien ! tellement présents qu’on en sent le froid et l’odeur. Parfois, il y a dans ce livre, des pages qui sonnent comme un Gogol ou un Tolstoï.
Quel livre !
Martine L Petauton
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