Le Départ, Ernst Stadler
Le Départ, trad. de l’allemand par Philippe Abry avril 2014, 230 pages, 14 €
Ecrivain(s): Ernst Stadler Edition: Arfuyen
Ernst Stadler ou Le Poème mystique
Je sais que le mot mystique est parfois employé à tort, mais s’agissant des poèmes d’Ernst Stadler, je n’ai que cette épithète pour clarifier un peu mon sentiment. D’ailleurs, je précise qu’au moment où je rédige ces notes, je n’ai lu que Le Départ que publient les éditions Arfuyen en bilingue, dans la toujours très belle collection Neige, traduction que l’on doit à Philippe Abry. Le poète alsacien qui écrit ici en allemand a eu une courte existence et a disparu sur le champ de bataille en 1914. Ce sont les seules informations biographiques que j’ai pris en compte dans l’appareil critique qui accompagne ce beau livre, parce qu’il me semblait que le caractère éphémère de l’existence du poète pouvait donner un sens au lyrisme de son écriture.
Pour finir, on reste très vite saisi par la première section du livre qui s’appelle La fuite, série de poèmes sombres et pessimistes, variations sur la douleur et le drame intérieur du poète, la mort, le sexe comme une autre mort et le tout dans une langue un peu expressionniste et colorée. Mais cette violence morbide ne dure pas jusqu’au bout de l’ouvrage, et la dernière section du livre s’intitule LE REPOS, avec un premier poème dont le premier vers est :
Ici est le recueillement. Ici est la paix, l’écoute des jours et des nuits qui se lèvent et disparaissent.
Ici commencent les coteaux. Ici se détachent au-delà de la campagne les montagnes, les forêts de pin et les vallées battues par les vents.
Ici s’ouvrent les prairies. Les rivières apaisées reflètent les purs nuages.
Ici est la plaine aux larges épaules, sa floraison est véhémente, les champs alignés,
Aux sillons bruns ou verts, dorés par les blés qui mûrissent au soleil de juillet.
C’est donc qu’une métamorphose intérieure s’est opérée dans l’écrivain, dont l’activité spirituelle est très apparente et responsable aussi de cette illumination.
Puis les longues solitudes. Les rives nues. Le silence. La nuit. La méditation. Le recueillement. La communion.
Et la fougue et la hâte, vers l’ultime, vers ce qui bénit. Vers la fête de l’engendrement. La volupté. La prière. La mer. Le naufrage.
Je suis bien certain des qualités métaphysiques de cette poésie, et je crois qu’une lecture qui s’accompagnerait du Matthieu de L’évangile – en l’occurrence les paraboles du sénevé ou des épis rompus – pourrait ouvrir de larges champs à l’exégèse de Stadler. Quelle dissertation possible avec le poème Le jeune moine sur la qualité de la croyance et l’équilibre entre morale et foi ? Prenons un peu par hasard quelques vers : Mais moi, je suis attiré par les demeurés et les pauvres. Ou encore : Et la souffrance de la créature se déverse en moi, tel le sang de ton supplice. Et puis aussi : Des stores fermés. Couché dans le lit, je sens ton visage tourné vers moi comme une hostie.
On peut donc réfléchir à cette poésie en évoquant l’expressionnisme – univers citadin, allemand, aux traits saillants, vision très torturée – et également un peu la poésie spiritualiste même si, ici, le poète dépasse grandement le genre et reste original et capiteux. Capiteux, oui, au sens presque propre avec l’évocation de l’Alsace et de ses coteaux de vignobles qu’Hölderlin a peut-être vus, et la spiritualité de ces vins qui forment comme un sous-texte à la description très recherchée de ce paysage idyllique.
Les pieds ploient sous les fruits. Le parfum des vignes
Se déverse sur les coteaux. Les hottes s’empilent sur les carrioles.
Sous le soleil brun de l’arrière-saison, on voit les vendangeurs porter le mouchoir à leur tête,
Ils se baissent et soulèvent leur corbeille jusqu’aux outres d’où déborde l’or.
Il faut donc prêter le flanc à la métaphore et considérer que le poème a pour aboutissement mystique une forme de sacré, qui pour moi, a toujours maille à partir avec le langage.
On nous avait enseigné des paroles, mais la beauté nue, le pressentiment et un désir tremblant les décomposaient.
Nous les avions accueillies avec précaution, comme ces plantes des pays inconnus que nous suspendions dans nos cachotteries de bambins.
Elles promettaient des orages et des aventures, des excès et des dangers, des serments à la vie et à la mort.
Je laisse donc les lecteurs avec les premiers vers du livre, pour fermer la marche à ma lecture, avec une relecture buissonnière.
Didier Ayres
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