Le Décaméron, Boccace
Le Décaméron, trad. de l’italien par Giovanni Clerico, 1056 pages, 12,40 €
Ecrivain(s): Boccace Edition: Folio (Gallimard)
Voici, signé Boccace, un parfait roman d'été : des intrigues à foison, des histoires à destination des dames, du rire, assez bien de sexe, un peu de larmes et de réflexion, un chouia de morale, et le tout est emballé. A vrai dire, c’est le roman de l’été depuis 1353, mais ne chipotons pas sur l’appartenance ou non à l’actualité littéraire : Le Décaméron, première grande œuvre en prose de la littérature italienne, a traversé bientôt sept siècles sans jamais voir fléchir la courbe de son succès ; nous verrons si les romans à la mode traverseront quant à eux sept semaines.
L’histoire est connue : en 1348, durant que la peste frappe cruellement Florence (le chapitre introductif est apocalyptique), sept demoiselles et trois jeunes gens trouvent refuge, entourés de leurs serviteurs, dans successivement deux luxueuses propriétés, quasi édéniques, quelque peu éloignées de la ville. Pour agrémenter leur séjour, ils décident que chacun d’entre eux devra raconter aux autres une nouvelle chaque jour – sauf le vendredi et le samedi, dédiés respectivement à la mémoire des souffrances du Christ et au repos. Donc, durant ce total de quatorze journées, ce sont cent nouvelles qui vont être racontées, cent histoires remarquables par leurs protagonistes et, surtout, leur dénouement.
Ces nouvelles, dont trois ont été adaptées au cinéma par Pasolini, sont pour la plupart légères, fourmillant d’équivoques obscènes (quand il y est question de labourer un champ, c’est rarement en rapport avec l’agriculture…) et prêtant à rire : on n’est jamais loin de la farce, quasi contemporaine, pour ce côté mauvais tour joué à un sot – d’autant que si la foi en Dieu n’est jamais remise en question, le clergé par contre, tant masculin que féminin, en prend pour son grade et voit ses moindres vices, réels ou supposés, dévoilés (la première nouvelle de la troisième journée voit ainsi un jeune homme se faire littéralement épuiser par les occupantes d’un couvent…). Mais il en va de même pour quasi toutes les classes sociales, en particulier cette bourgeoisie qui monte de plus en plus dans les villes florissantes d’Italie, mais qui n’arrive jamais à la cheville d’une noblesse peu présente dans Le Décaméron mais toujours célébrée pour ses vertus.
Là se trouve l’autre grand thème de ce recueil, après l’érotisme égrillard : la célébration d’un certain nombre de vertus, au premier plan desquelles l’amitié, parfois sur le mode tragique – ce qui permet une agréable alternance de tonalité dans le recueil, qui serait lassant s’il n’était que badin. Cette célébration vertueuse a surtout lieu durant la dixième et ultime journée des récits, celle dont le thème est « Ceux qui ont accompli quelque geste plein de libéralité ou de magnificence en fait d’amoureuses prouesses ou en toute autre chose » – car il convient de préciser que chaque journée est placée sous le règne d’une reine (ou d’un roi) qui décide de l’objet dont doivent traiter les nouvelles racontées durant la journée en question. Ce système donne au Décaméron une relative cohérence dans la diversité, brisée seule par le privilège accordé à Dionée, l’un des trois jeunes gens, qui a le droit de conclure la journée, quel qu’en soit le thème, sur une nouvelle plaisante.
Cette variété thématique et tonale, doublée de la sage alternance évoquée ci-dessus, empêche la lassitude du lecteur (ou plutôt : de la lectrice, Boccace précisant qu’il écrit avant tout pour les femmes), qui se réjouit pourtant du retour occasionnel des personnages bouffons, tel ce Calandrin héros risible de quatre ou cinq nouvelles ; de toute façon, le lecteur se laisse entraîner par un style vif, plaisant, servi à merveille par la traduction éclairée de Giovanni Clerico, qui a modernisé le texte tout en maintenant bon nombre d’expressions et termes médiévaux (qu’expliquent au besoin des notes en fin de volume). Et si l’on ne veut pas lire un gros bouquin d’une seule traite, Le Décaméron est aussi le livre idéal pour l’été : journée par journée, voire nouvelle par nouvelle, il se laisse aussi savourer – au risque de donner des idées durant certaines journées torrides…
Didier Smal
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