Le crétin tel qu'on le parle, Pierre Chalmin
Le crétin tel qu’on le parle ou le jargon des élites, Pierre Chalmin, Lexique, Les éditions de Paris, Max Chaleil, Collection Actuels, mai 2013, 77 pages, 9 €
Une lecture est une aventure personnelle, sinon « à quoi bon ? »
Michel Host
C’est bon pour la santé
La tentation du lexique, du vocabulaire, voire du dictionnaire – tentation de l’écrire… de le lire… – est irrésistible. On le sait, on s’y instruira, on s’y distraira, on s’y scandalisera. À preuve, j’en lis régulièrement et j’en ai même commis un récemment, ensemble de définition des mots que nous employons souvent ou très rarement, et cela dans le simple but de survivre à la logorrhée universelle, aux barbarismes, aux approximations, aux néologismes intempestifs et autres inexactitudes dont nos contemporains, qui savent de moins en moins leur langue, nous emplissent les oreilles au point de nous les casser.
De Pierre Chalmin, dont j’aurais aimé avoir lu le précédent Dictionnaire des injures littéraires, nous arrive, en réparation des outrages faits à chaque minute de chaque jour à Émile Littré, un réjouissant et roboratif (oui, c’est bon pour la santé !) recueil des crétinismes courants qu’il attribue aux « élites », c’est-à-dire, selon moi, à nous tous, car lequel d’entre nous aujourd’hui accepterait de ne pas appartenir à l’une ou l’autre élite, fût-ce celle des ignorants ou des mangeurs de boudin. En préface, il nous définit d’ailleurs son premier fournisseur et client, ce « crétin » qui « cultive sa langue, ronflante et tapageuse » et « occupe le terrain à grands renforts de néologismes sonores, de pléonasmes terrassants, de litotes inouïes, de barbarismes et de solécismes qui proclament le mépris légitime du brasseur de concepts pour la vaine sémantique ». Cet homme-là, ce « gagnant », ce winner en nouveau français, qui « fait du journalisme, de la politique, de la publicité, des spectacles ou des romans à succès » ne sait rien ou à peu près rien de sa langue qu’il a apprise de nouveaux instituteurs, et même de professeurs qui la connaissaient peu, ou mal, et qui l’y ont peu, si peu, intéressé qu’il s’en est désintéressé à jamais. Cet homme-là oublie que le plus modeste des concepts s’énonce à l’aide de mots. Je me dois de citer cette jeune institutrice qui, dans les années 1960, apprenait à ses élèves du CM2 ce passé défini : « Je mouris, tu mouris… nous mourîmes… ils mourirent… ». Certes, les malheureux avaient du temps devant eux pour mourir selon les règles académiques, mais tout de même ! Quant aux journalistes de radio comme de télévision, parfois aux chercheurs et professeurs dont j’écoute toutes les nuits sur la bande FM, sur France-Culture et d’autres stations, les cuirs, pataquès, lapsus, solécismes, les litotes et périphrases qu’ils accumulent pour éviter tout terme sous-tendant un sujet que la morale ambiante réprouverait, leurs incessants tortillements de la glotte et contorsions de la langue m’exaspèrent ou me désespèrent. Dans cette perspective de remise en bouche d’un lexique français non seulement exact, mais compréhensible, avec Pierre Chalmin, et à titre d’exemples, je dénoncerai quelques emplois courants incorrects ou ridicules, y ajoutant, en italiques, mon commentaire. Oui, car ces dames et ces messieurs « abusent trop » (« abuser » suffit) de la profonde méconnaissance de leur propre langue. Cela ne les empêche en rien de « faire le buzz » (créer « la rumeur ») jour et nuit, aux antennes comme sur les écrans, de nous « rabattre les oreilles » de leurs insupportables bavardages. Jamais nous ne « ferons avec » (« nous ne nous accommoderons d’eux ») !
« L’apprenant » est l’élève d’aujourd’hui, des centaines de circulaires pédagogiques en font foi. Il n’est plus d’élèves, rien que des « apprenants », de simples « individus », des machines à apprendre donc, d’où l’extension de l’ignorance, car on manque d’enthousiasme pour l’étude si l’on est tenu pour un être interchangeable.
– Quoi ? Arrêtez, monsieur, ce « bashing » des professeurs et des inspecteurs généraux de l’éducation nationale !
– Quoi ! Vous voudriez que je cesse de « me moquer » d’eux, de les « stigmatiser », soit de les« montrer du doigt » ? Savez-vous que leur « briefing » permanent (leurs instructions) m’auraient empêché d’enseigner efficacement durant près de 40 ans si je les avais suivi(e)s. Savez-vous, gente dame, qu’ayant supposé un beau jour que la grammaire explicite passait loin au-dessus de la tête des lycéens, les ennuyait en somme, ils inventèrent la grammaire « implicite », soit plus d’apprentissage d’aucune grammaire !
Parmi les « crétinismes » étonnamment ridicules que tente de redresser Pierre Chalmin, retenons ce« câlin », tour enfantin dont use volontiers la publicité, mot pris à l’enfance par les enfants que sont devenus les hommes et les femmes d’aujourd’hui qui tous les jours bêtifient devant les écrans au lieu de « faire l’amour ». Une locution très usitée comme « jouer dans la cour des grands » démontre que peut-être nous ne sommes pas encore sortis de la cour de récréation. Une expression comme « C’est vrai que… » est passée dans la langue : avec Renaud Camus, croyons à l’existence de la nouvelle corporation des « c’est-vraiquistes » ignorants de la nuance dubitative apportée par « Il est vrai que ».
Des verbes nouveaux nous accablent et nous encombrent à (dé)plaisir : « cibler » (pour « viser »), « circonscrire » (pour « cerner »), le si fréquent « perpétuer » (pour « perpétrer »), l’assez cuistre « s’hydrater » pour le très simple « boire »… et tant d’autres. Personnellement, gentes dames et doux messieurs, je souffre d’entendre dire sans cesse « la gente féminine » pour « la gent » féminine (à prononcer comme agent, argent) dans cette étrange confusion entre le nom et l’adjectif.
D’autres locutions se sont enracinées. Ainsi le « couple » obligatoirement « franco-allemand » ! Il y a deux mois, comme Pierre Chalmin je me serais interrogé : qui est ici du sexe masculin ? qui est du sexe féminin ? Aujourd’hui nous savons que ces scrupules résiduels sont passés de mode dans un « Gay ! Gay, marions-nous » récemment mis en musique par notre « gouvernance » (pour « gouvernement ») éclairée. Quant à « créer du lien », c’est d’abord « rompre la solitude ou l’isolement » de la personne humaine, personne que la locution nouvelle désigne comme entité administrative, morceau de viande que l’on enfilera avec d’autres morceaux de viande sur la brochette sociale. « Crucifier » pour « surprendre » est entré dans le jargon sportif, ce que P. Chalmin commente avec drôlerie : « Je me suis crucifiée moi-même », a affirmé une joueuse de hand-ball ; on ignore comment elle a planté le troisième clou ».
Ce lexique ne déroge pas aux règles du genre, il est fort plaisant à lire. Chaque page nous propose une ou plusieurs occasions de repenser notre langage quotidien, de rire aussi de nos ridicules, de nos occasionnelles cuistreries, voire des barbarismes que nous alignons parfois avec une excellente bonne conscience. Ils sont inévitables, reconnaissons-le, l’évolution rapide de la langue, son enrichissement et son appauvrissement simultanés nous invitent à remplir les vides qui se créent comme à entasser des mots inutiles sur d’autres dont on croit qu’ils ont trop servi, sans comprendre que ceux-ci apportaient la nuance précise que tous les autres échouent à retrouver. Ainsi, le vague et grotesque « tout à fait », dont nul ne sait de quel sac à malices les bavards l’ont tiré, ne dira jamais autant ni aussi exactement que notre simple et antique « oui ». Pour « OK », l’auteur n’a plus assez de mots. Il aura voulu oublier ce cauchemar linguistique. Notre langue, aujourd’hui, ressemble à un immeuble ébranlé par un séisme : il est en si fissuré qu’il n’y a plus qu’à le faire s’écrouler pour le reconstruire de fond en comble.
Terminons avec « le S.D.F. », soit le « Sans domicile fixe ». Pourquoi ? Parce qu’au train où vont les choses, nous en verrons de plus en plus dans nos rues et sur nos places. Au lecteur, la protestation indignée de Pierre Chalmin à son sujet : « Encore un euphémisme répugnant. Comme si on avait affaire à une population qui aurait choisi le nomadisme, de villégiature en villégiature ». Au même lecteur, la mienne, telle que je l’ai consignée dans un Petit vocabulaire de survie (2012), qu’il sache que les amateurs de lexiques ne peuvent que se rencontrer, se compléter et s’estimer : « Méprisé autrefois sous les noms de gueux, clochard, mendiant, traîne-misère, crève-la-faim… ce personnage a été promu par l’administration française, au nom de l’égalité des malchances, à l’honorable fonction deSans Domicile Fixe. Il peut désormais se livrer à la mendicité la tête haute ».
Merci à Pierre Chalmin pour avoir contribué de très belle et originale façon à l’amélioration de notre santé linguistique.
Michel Host
Pierre Chalmin, né en 1968, est « correcteur de crétins » de son métier, est l’auteur de plus de douze ouvrages, dont récemment un Dictionnaire des injures littéraires (L’éditeur et Le Livre de Poche, 2010-2012), un Philippe Muray (en collaboration, éd. du Cerf, 2011), et L’Art d’Aymé (Le Cherche Midi, 2004), Napoléon Bonaparte en verve (Horay, 2002), Napoléon moraliste (Perrin, 1997), le Petit Crevé(Le Dilettante, 1995)… Il aime les mots, la langue bien parlée et bien écrite sans aucun doute, la littérature et l’histoire, avec sans doute bien d’autres choses qu’il a raison de garder pour lui.
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