Le Corsaire Rouge, James Fenimore Cooper (par Didier Smal)
Le Corsaire Rouge, James Fenimore Cooper, trad. anglais (USA), Auguste-Jean-Baptiste Defauconpret, 688 pages, 10,90 €
Edition: Folio (Gallimard)
Qui a donné naissance à la littérature américaine ? Vaine question, sujet à pinaillage universitaire, si l’on attend une réponse univoque et précise ; question intéressante si l’on prend plaisir à fréquenter des auteurs défrichant des territoires vierges, sans Histoire mais avec nombre d’histoires, des auteurs s’élançant depuis les lettres européennes pour migrer par-dessus l’Océan Atlantique et leur donner une forme nouvelle – même si la question est bien plus complexe qu’il y paraît. Le plus bel exemple est celui de Washington Irving, qui confronte le gothique aux vastes espaces, qui voyage entre l’Europe et New York, écrit sur les deux continents et crée de la sorte une œuvre originale – « américaine ».
Pas moins originale est l’œuvre de James Fenimore Cooper (1789-1851), qui rencontra un beau succès dès son second roman, L’Espion (1821), et acquit une renommée internationale avec les Histoires de Bas-de-Cuir, des romans historiques confrontant les valeurs d’une Amérique occidentalisée naissante à celles de ses premiers occupants, dont Le Dernier des Mohicans (1826) ;
c’est à ces romans que l’histoire littéraire le réduit le plus souvent – mais c’est oublier qu’en 1827, Cooper, qui écrivit un roman par an, certains apparemment éminemment oubliables car manquant de tenue littéraire, inventa ni plus ni moins que le roman maritime avec Le Corsaire Rouge.
Ce roman, c’est Cooper dans toute sa splendeur, qui raconte d’une façon qu’on ne peut que qualifier de sauvage, du moins si l’on compare avec ce qui s’écrivait ailleurs à la même époque, sauvagerie qui saisit le lecteur et ne le lâche plus au fil d’un récit dont la fin, quelques pages seulement, un rien moralisatrice, est la seule déception – du moins pour qui préfère que subsiste un non-dit, surtout après six cents pages où la dualité de l’âme humaine, voire sa duplicité, a été explorée, mise à nu face à l’élément absolu, celui devant qui le mensonge est impossible : la mer. C’est l’histoire de la confrontation entre deux hommes, un corsaire chevaleresque à l’identité trouble et un lieutenant de la marine anglaise transformé en espion ; c’est l’histoire de leur découverte progressive par le lecteur (on pense au Ivanhoé de Scott, dont le personnage-titre est absent durant une bonne partie du récit, en lisant les premiers chapitres du Corsaire Rouge) ; c’est l’histoire d’hommes pris dans le déchaînement des éléments et des passions, et conservant malgré tout leur bienséance – des dames sont otages, personnages secondaires et pourtant cruciaux, et pas seulement pour comprendre la courtoisie dont font preuve Heidegger, le corsaire, et Wilder, le lieutenant.
C’est surtout l’histoire de la mer, ce grand personnage de la littérature depuis l’Antiquité, et Cooper cristallise et magnifie dans Le Corsaire Rouge nombre de techniques narratives (il utilise un lexique maritime précis, et est l’un des premiers à le faire) et de scènes qui connaîtront des variations et développements chez des écrivains tels que London, Conrad ou Melville – tous lecteurs et admirateurs du présent roman. Tempête angoissante, mutinerie de francs salopards, naufrage et mort cruelle, sauvetage in extremis, bataille navale d’une haute stratégie et pourtant sacrificielle, Cooper invente toute une littérature à venir dans Le Corsaire Rouge, avec en prime un certain humour dans des dialogues farcis de métaphores maritimes. Au passage, il donne, le premier ou presque dans la littérature américaine, même si maladroitement, la parole à un Noir, Scipion – dont il fait l’ami d’un marin, Fid Richard, le second étant endetté à vie envers le premier, ce qui rappelle de façon troublante un des plus beaux Contes des mers du Sud de London. Mais il est vrai que derrière le roman d’aventures maritimes, Cooper a dissimulé un roman sur l’indépendance américaine, sur la naissance violente d’une nation devant se libérer du joug britannique.
La question qui se pose est de savoir si lire Le Corsaire Rouge en 2021 a toujours du sens, au-delà de la place de ce roman dans la littérature américaine, de son propos implicitement politique et de son influence certaine sur des auteurs majeurs – la réponse est positive. Car au-delà de toutes ces considérations, Le Corsaire Rouge est avant tout un extraordinaire roman d’aventure mené de main de maître : si Cooper écrit d’une façon quelque peu sauvage, si l’on sent que sa plume s’envole parfois au fil de l’inspiration, son récit n’en est pas moins structuré avec intelligence et bénéficie d’un rythme extrêmement bien balancé, entre scènes, dialogues et descriptions, entre les évidences et le suspense, avec des personnages, même les secondaires, dont l’humanité est une certitude – aucun ne ressemble à une marionnette, chacun a son épaisseur. Cooper, paraît-il, ne relisait sa copie que lors des rééditions ; ici, dans Le Corsaire Rouge, tout est en place dès le premier jet, ou presque. Sans parler d’un système épigraphique imparable, chaque chapitre étant précédé d’une citation shakespearienne inspirée qui annonce le contenu narratif à venir tout en lui donnant une profondeur supplémentaire.
Cette lecture est servie en français par la traduction de Defauconpret (1767-1843), exilé londonien à qui la rumeur accorde pas moins de quatre cents traductions, dont les œuvres complètes de Cooper et Walter Scott, plus des romans de Dickens, Sterne, Irving et bien d’autres – dont il eut à cœur de faire connaître les œuvres au public francophone, avec passion. La traduction du Corsaire Rouge, Jaworski l’a à peine retouchée, ce qui permet de constater à quel point tout un pan de la littérature française, Dumas en tête, a pu être influencé par Fenimore Cooper, le lecteur se trouvant de la sorte pris dans un jeu d’échos aussi surprenants que plaisants. Pour autant, si l’intention, en termes d’histoire littéraire, est intéressante, elle cantonne Le Corsaire Rouge à un rôle de précurseur ou d’influence, et une comparaison au hasard entre le texte anglo-saxon (disponible en ligne sur WikiSource) et la traduction de Defauconpret met en évidence le côté un rien guindé de celle-ci : « As Wilder approached the Foul Anchor, he beheld every symptom of some powerful excitement existing within the bosom of the hitherto peaceful town », ça devient : « En approchant de la taverne qui avait pour enseigne L’Ancre Surjalée, Wilder vit tous les symptômes de quelque forte agitation dans le sein de la ville jusque alors si tranquille » ; si le sens de la phrase est bel et bien respecté, la souplesse anglo-saxonne devient du « beau français », comme souvent au XIXe siècle, et c’est un rien regrettable.
En conclusion, Le Corsaire Rouge est un roman extraordinaire, dont on se rend compte, à le lire en 2021, qu’il est un véritable classique, un inséminateur de la littérature, tant anglo-saxonne que francophone ; reste à rendre justice à cette histoire fabuleuse au travers d’une traduction plus fidèle à la sauvagerie du récit.
Didier Smal
James Fenimore Cooper (1789-1851) est un romancier américain. Son roman le plus célèbre est Le Dernier des Mohicans.
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