Le Comte de Monte-Cristo, Alexandre Dumas (par Didier Smal)
Le Comte de Monte-Cristo, novembre 2020, 1264 pages, 12,90 €
Ecrivain(s): Alexandre Dumas Edition: Folio (Gallimard)
Avant toute chose, célébrons la prouesse technique : Le Comte de Monte Cristo, pour des générations de lecteurs, ça a été deux forts volumes, parfois vieillis parce que lus et relus par une génération précédente, que ce soit au Livre de Poche, en Garnier Flammarion, chez Folio ou chez Marabout – et voici que Folio, à l’occasion du cent cinquantième anniversaire de la disparition d’Alexandre Dumas, le propose en un seul volume. On imagine le travail de mise en page, les difficultés à surmonter : que le texte soit lisible mais que les pages ne se décollent pas au fil de la lecture, bref que le plaisir de lire soit vraiment au rendez-vous. Il l’est, par le choix d’un format légèrement hors normes (plus grand que les Folio habituels, plus petit que les Quarto de chez Gallimard), tout en évitant le problème de lisibilité posé par les volumes de la Pléiade par exemple, et qui permet de savourer à nouveau ce grand roman – mais d’une seule traite.
Enfin, d’une seule traite, n’exagérons rien : cette prouesse technique laisse quand même mille deux cents pages, qui se tournent pourtant avec impatience et délice au fil des soirées, au fil des moments volés sur le quotidien. C’est que Dumas, avec d’autres au dix-neuvième siècle, inventa le « page-turner », à ceci près que c’est avec un talent supérieur (et peu importe la part due à Auguste Maquet, son fidèle collaborateur, ou aux divers nègres – oui, je sais, ce n’est pas bien d’employer ce mot à l’époque du politiquement correct, celle qui impose que l’on nie le titre choisi par Agatha Christie pour l’un de ses romans-phares), celui qui fait que ses romans sont toujours un bonheur de lecture aujourd’hui – tandis que ceux d’Eugène Sue tendent à tomber des mains. Les romans de Dumas, à mes yeux de personne vivant sans télévision, ce sont les équivalents des séries qui occupent désormais les esprits et les conversations : de formidables machines narratives, conçues pour donner envie de connaître la suite, avec des secrets dévoilés, des rebondissements, des énigmes à résoudre, un puzzle d’histoires qui finissent par s’emboîter avec une violente clarté – avec un suspense intelligent qui tient le lecteur en haleine.
Relire Le Comte de Monte-Cristo à quasi cinquante ans, c’est redécouvrir le plaisir adolescent des romans qui faisaient bien plus rêver que n’importe quel jeu vidéo, des romans dévorés, engloutis pour leurs belles histoires, et qui au passage évoquaient tout un univers de valeurs qui, à force, ont fini par germer dans nos esprits. Et, pour paraphraser Calvino et son célèbre article Pourquoi lire les classiques, cette relecture est à la fois redécouverte et reconnaissance – tiens, oui, se dit le re-lecteur, c’est dans ces pages que j’ai appris telle ou telle petite chose qu’aujourd’hui encore je ressens profondément, qui me constitue.
Tout peut se résumer dans les derniers mots du roman, sorte de morale existentielle parfaite : « Attendre et espérer ! », à ceci près que cette attente n’est pas inactive, à ceci près que l’espérance est soutenue par la tension vers ce qui est espéré, désiré ; Le Comte de Monte-Cristo est un roman de l’activité, de la patience, de la discipline, et de l’art de dissimuler l’effort afin de juste montrer son résultat – cette dernière remarque valant tant pour le personnage Edmond Dantès que pour le romancier Alexandre Dumas : ce roman est aussi celui de l’ombre, de tout ce qui n’est pas raconté, ou à peine évoqué, et qui laisse la liberté au lecteur de laisser voguer son esprit. Au fond, ce roman est un conte, un conte de la modernité à l’œuvre et de la volonté de faire mal à cette modernité, mais un conte tout de même : un récit initiatique auquel se mêle une part de magie (mais d’où peut provenir la discipline mentale de Dantès, sa capacité sidérante à accumuler des savoirs multiples et parfois ésotériques, en moins de quinze ans ?), à la fin duquel sont punis les méchants avec une cruauté justement digne de celle lue dans les contes traditionnels.
Ces méchants, par leur comportement, ont aussi pu apprendre des choses, semer des graines dans l’esprit du jeune lecteur – qui depuis a vieilli, et ça a germé : la détestation de l’ambition vaine qui se sert d’autrui comme marchepied, la défiance face à la « science économique » qui n’envisage l’homme et son travail que comme marchandise, le refus de renier son passé ou celui de sa famille. De manière générale, la haine de l’hypocrisie, du mensonge, et de l’injustice sur laquelle ils s’appuient. A contrario, c’est la sincérité absolue de Dantès-Monte-Cristo qui fascine, ses larmes discrètes face à une émotion, son dégoût face à une limite dépassée par sa vengeance – mais aussi sa timidité, sa modestie, qui l’empêche de voir d’où vient l’amour.
Car au fond, comme tout conte, Le Comte de Monte-Cristo est aussi une histoire d’amour, l’histoire de quelqu’un qui a été empêché d’aimer, qui a appris à détester l’humanité, qui a conquis un pouvoir magique (l’or, les diamants) qui lui a donné toute puissance sur le monde, qui s’est pris pour la main de Dieu, qui a assouvi un désir de vengeance absolu – mais ne désirait qu’une chose : aimer et être aimé, tout en n’osant le montrer – l’attitude de Monte-Cristo par rapport à la famille Morrel en dit long. Ce désir, en toute logique pour un conte, ne sera rencontré qu’une fois la vengeance arrivée à son terme. C’est peut-être une façon pour Dumas de proclamer, je n’en sais rien, je n’ai pas la science infuse, que l’on ne peut aimer qu’une fois qu’on en a fini avec le laid, que l’on a nettoyé sa vie des scories malfaisantes laissées par d’autres, ou par soi-même. Allez savoir.
J’arrive au terme de cette recension, et je dois m’expliquer d’une double absence : je n’ai rien dit de l’histoire racontée par Le Comte de Monte-Cristo ; ce n’est pas mon rôle : qui lit ces lignes, soit a déjà lu ce roman, soit peut trouver d’excellents résumés qui lui donneront envie de connaître l’histoire en détail. De même, je n’ai rien dit, ou si peu de la technique narrative, du style de Dumas, de l’appartenance du roman à tel ou tel genre littéraire ; ce n’est pas mon rôle : c’est celui de Jean-Yves Tadié dans la préface du présent volume (qui est reprise de l’édition Folio précédente, en deux volumes), et il le fait très bien.
Moi, mon rôle, c’est de dire à quel point (re)lire Le Comte de Monte-Cristo, ça fait du bien, et pas qu’à la culture, en fait, pas du tout à la culture : ça fait du bien à certaines vibrations rencontrées il y a vingt ou trente ans, toujours présentes aujourd’hui, des vibrations qui ne demandent qu’à être rencontrées, pour la première fois ou pour la dixième fois, chez n’importe quel lecteur, de n’importe quel âge, au fil d’une histoire haletante et merveilleuse à bien des égards. J’espère y être parvenu.
Didier Smal
Alexandre Dumas (1802-1870), écrivain français. Il débute sa carrière littéraire au théâtre, qui le fait connaître. Son véritable succès vient cependant de ses romans, publiés en feuilleton dans les journaux. Il triomphe en particulier dans le roman historique, à partir de 1844, année de la parution des Trois Mousquetaires et du Comte de Monte-Cristo. L’abondance de sa production le pousse à faire appel à des collaborateurs, qui lui fournissent des trames ou des premiers jets pour ses romans. Bon vivant, généreux, débordant d’activité, il fonde de multiples revues, un théâtre, fait de nombreux voyages qui donnent jour à de copieux récits, et dilapide joyeusement la fortune que ses œuvres lui permettent d’accumuler.
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