Le complexe de la sorcière, Isabelle Sorente (par Delphine Crahay)
Le complexe de la sorcière, Isabelle Sorente, Folio, janvier 2021, 320 pages, 7,50 €
Comme Didier Smal l’a rappelé dans un article paru ici récemment (https://www.lacauselitteraire.fr/la-femme-est-une-sorciere-comme-les-autres-premiere-partie-par-didier-smal ), les sorcières sont à la mode – pour le pire et le meilleur, d’Instagram à la riche Collection Sorcières des éditions Cambourakis, où il n’est d’ailleurs pas question que de sorcières – à moins que si, selon la façon dont on les définit.
Voilà donc un livre de plus consacré à cette figure : certes, mais un livre singulier et étonnant. Il s’ouvre sur une sinistre visitation, qui devient peu à peu un personnage : l’image d’une femme interrogée et suppliciée, au crâne rasé, surgit dans l’esprit de l’auteure, un jour de juin, et s’y installe à demeure. Habitée, fascinée, Isabelle Sorente entreprend une quête dont le cheminement, fait de tours et de détours, de méandres et de cahots, est l’objet de ce livre où se mêlent récit intime, enquête historique abondamment documentée, psychologie, notamment transgénérationnelle, et des considérations, une sensibilité, d’ordre mystique – pas fumeux, pas farfelu, ni rien de cet acabit : mystique. Se mêlent aussi, dans ce livre, les temporalités – passés et présent – et les plans réel, symbolique et imaginaire, et ces entrecroisements apparaissent comme la façon la plus juste de relater l’expérience humaine, quelle qu’elle soit.
Isabelle Sorente pose une hypothèse originale et audacieuse : celle du « complexe de la sorcière ». Selon cette idée, les femmes souffrent d’un « soupçon permanent de soi », elles sont rongées par un doute systématique, sont toujours définies par un autre et finissent par s’approprier cette définition, cette vérité qui n’est pas la leur – comme la sorcière torturée finit par avouer tous les sabbats dont on l’accuse. Il y aurait, en chaque femme mais aussi en chaque homme, une créature recroquevillée, culpabilisée – une sorcière – et un inquisiteur, figures intériorisées dans la psyché depuis l’époque des chasses aux sorcières – et aux sorciers –, qui a laissé des traces transgénérationnelles, selon des mécanismes et des impressions dont on ne sait pas grand-chose, sinon qu’ils sont à l’œuvre – comme c’est le cas pour des traumatismes, des secrets de famille…
Il émane de ce livre une grande puissance, une force d’attraction magnétique : il est émouvant, poignant parfois ; il interroge ; il surprend et intrigue. Il trouble et séduit, aussi – ce dont il faut peut-être se méfier : est-ce parce qu’il flatte certains fantasmes ou parce qu’il propose un point de vue intéressant sur des expériences que beaucoup de femmes connaissent ? L’un et l’autre sans doute, mais dans quelles proportions ? La question reste ouverte.
Cette puissance tient d’abord à l’hypothèse du « complexe de la sorcière ». On pourrait, comme toute proposition nouvelle, la remiser d’un revers de main dédaigneux. Il n’empêche que, si on lui ouvre une porte, elle fait son chemin dans l’esprit, non comme une vérité, mais au moins comme une métaphore, une perspective, parce qu’elle éveille des échos et donne une signification et une origine à des sentiments, des émotions, des expériences connues et partagées. En outre, l’auteure est si hantée par cette idée, elle lui donne tant d’importance et nous fait si bien sentir la nécessité où elle se sent d’explorer cette question et d’écrire à son sujet, que l’on se passionne avec elle, comme par contamination.
Cette force tient ensuite à ce qu’Isabelle Sorente raconte de son enfance et de son adolescence : des souffrances intenses et profondes causées par la cruauté de ses camarades de classe – ce qu’on appelle aujourd’hui du harcèlement –, la solitude dans laquelle elle est enfermée, l’ignorance à œillères de ses parents. Ces tourments et leur relation sont sombres et âpres, mais pas seulement : « il y avait en moi cette joie, [qui a] toujours été là, enroulée sur elle-même, prête à se dérouler au moment où je voulais mourir », écrit-elle, et aussi, un jour « [l]a décision, si discrète qu’elle ait pu être à l’époque, de résister ».
Si on est pris dans le récit, c’est aussi parce que l’auteure mène une quête : d’elle-même, de sens et, comme elle le dit humblement, « d’une forme de vérité » qui hésite à se parer du nom, trop grand pour elle, de spiritualité. Cette recherche, qui était celle des sorcières autrefois, se situe dans les marges des pensées communes, des idéologies ambiantes et des groupes. Elle trace des chemins buissonniers, ronceux et fleuris, vers des territoires inconnus où ni le mystère, ni l’imaginaire, ni l’irrationnel, ne sont exilés – toutes choses qui, pour peu qu’on soit éveillé et ouvert, résonnent haut et clair, comme des appels qui s’adressent autant aux tripes qu’à l’esprit.
Il est aussi question, dans Le complexe de la sorcière, de l’amour et du couple, de l’amitié sororale, de la haine de soi, d’une psychanalyse. Ces thèmes et leur traitement, d’une subjectivité assumée mais instruite et critique, nuancé et approfondi, décanté et sédimenté, en font un récit dense, foisonnant et passionnant, qui nourrit et inspire. L’auteure, qui écrit dans une langue fine et juste, y évite les écueils habituels de l’évocation des sorcières : on ne trouvera pas, dans son livre, d’exaltation de la magie – elle emploie le mot, mais sans le parer de l’habituel attirail de breloques sonnantes et clinquantes – ni la quincaillerie en toc dont les sorcières sont souvent affublées. On ne sent pas non plus, dans ces pages, de féminisme vindicatif ou agressif, ni de dogmatisme. Plutôt des invites, utiles, fécondes et peut-être salutaires, notamment : prendre au sérieux les images intérieures et les mouvements infimes en soi et hors soi, « ne pas séparer les mystères de la vie ordinaire » et, face à ce qui nous trouble et nous questionne, « en penser ce que l’on veut » en se rappelant que « dire que cela n’a aucune signification [est] aussi naïf que de croire qu’on la comprend entièrement ».
Delphine Crahay
Isabelle Sorente, née en 1972, est l’auteure de romans, de récits, d’essais et de pièces de théâtre.
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