La foudre, Lydie Dattas (par Matthieu Gosztola)
La foudre, janvier 2011, 13 euros 50. (Et Anita J. Laulla, Cracheurs de feu, Les Arêtes, 20 €)
Ecrivain(s): Lydie Dattas Edition: Mercure de FranceLydie Dattas fait merveilleusement parler la réalité du Cirque, au sein duquel elle a évolué pendant longtemps, dans un langage où les mots s’entrechoquent, passant du plus cru au plus éthéré (« tout gueulait la volupté » écrit-elle par exemple, et cette phrase à elle seule donne une idée du style qui court tout au long de l’ouvrage), où les mots font la castagne, ne s’apprivoisant jamais dans l’élan euphonique d’une phrase. Ainsi, Lydie Dattas ne narre pas seulement par chapitres les événements qui l’ont fait pénétrer intimement ce monde si rude, mais elle retranscrit jusque dans son style même toute la beauté et toute la violence de ce monde d’hommes, ce monde des chapiteaux où elle s’est sentie heureuse et violentée, exclue et acceptée, défaite mais aussi charmée. Plus violentée qu’acceptée du reste. Mais elle s’est, aussi, et ça a toujours été là pour elle l’essentiel, sentie à l’extrême enlevée jusque dans le plus intime de son cœur par cette furie sublime, par tout cela qui ne criait que le prosaïsme le plus nu et qui, par un paradoxe qu’elle ne s’expliquait pas et qui était pour elle à lui seul la preuve de l’existence de Dieu, la renvoyait sans cesse au divin, à tout ce que le monde des lettrés, de la philosophie même n’avaient, n’auraient jamais pu lui offrir. Face à la réalité du monde du Cirque, les yeux de Lydie Dattas furent comme « fracassés », tant elle y voyait là « la proximité du paradis ».
Elle décrit avec merveille ces hommes qui font parler les objets (et les femmes qui les entourent, toutes plus ou moins magiciennes du haut de leurs attitudes hautaines et enchanteresses, magiciennes jusque dans leurs imprécations sublimes de bric et de broc). Qui leur donnent leur vie. Comme l’écrit Jean Genet lorsqu’il parle du funambule (Le funambule, L’Arbalète, Gallimard) : « Je connais les objets, leur malignité, leur cruauté, leur gratitude aussi. Le fil était mort – ou si tu veux muet, aveugle – te voici : il va vivre et parler ». Lydie Dattas décrit avec suffocation et beaucoup de respiration entre les mots ces hommes qui font parler la violence, la violence, extrême, qu’ils avaient en eux, la violence à quoi ils donnent tout à la fois une forme sublime et grotesque, dans une débauche de mouvements, de couleurs, d’odeurs, sans vernis, sans atours, sans séduction aucune : « Tes sauts – ne crains pas de les considérer comme un troupeau de bêtes. En toi, elles vivaient à l’état sauvage. Incertaines d’elles-mêmes, elles se déchiraient mutuellement, elles se mutilaient ou se croisaient au hasard ».
Mais écoutons-la plutôt, car cette langue, dans la façon qu’elle a de rugir avec la plus extrême préciosité, de gueuler toute sa douceur, vaut en elle-même tous les commentaires :
« Sur la façade aux cannelures roses du Cirque (…), une frise faisait galoper ses chevaux. Dans la nuit hivernale une foudre d’ampoules jaunes mouillait sa masse sombre. La directrice de cette université barbare était la vie, la matière enseignée, une joie ardente comme une théologie animale. Revenue en France pour faire de la philosophie, je lâchai tout devant cette yourte de pierre. Lasse de la mort moderne, je sus que je trouverais là une pensée de viande rouge. (…) Poussant la porte ruisselante de miroirs, j’entrai dans le Palais des illettrés. (…) Plus prestigieuse qu’un absolu de parfumeur, l’âcre odeur d’urine et de citronnelle me déniaisa. (…) Des rugissements d’hommes illuminaient le cœur des filles. Dans les coulisses les gitans paradaient avec la désinvolture de dieux incultes. La sensualité auréolant leurs têtes brillantinées humiliait la mort. (…) Une ouvreuse au col douteux me plaça dans une loge de bois rouge. A peine installée dans ce cadre antique, trois mille ans de civilisation s’évanouirent. La pensée qui me chaperonnait depuis toujours défit sa chevelure et s’assit à mon côté sur un trône de crottin doré. Les croupes neigeuses des chevaux qui valsaient en déféquant et les murmures extasiés des enfants m’émurent de vérité vivante. J’avais agonisé des siècles au fond d’un mouroir savant : la naïveté du spectacle me vengeait des carcérales années d’études. La panthère noire promenait sa luxueuse fourrure de chez Dieu. Le crottin sortait plus royalement des fesses du cheval que les phrases du cerveau d’un lettré. Conciles d’ours blancs, messes de tigres jaunes, communions aériennes : cette poudrière de poésie attendait son étincelle. (…) J’entrai en poésie comme on passe une frontière sans savoir qu’on ne reverra pas son pays. Des yeux noirs me poussèrent, comme on dit que des seins poussent aux filles. Enjambant ma féminité comme un obstacle léger, avec pour seul fond de teint le poudrier de la lune, je m’essayais à ce saut de l’ange que toute femme doit effectuer pour écrire. (…) Comme une femme de l’époque abbasside brodant sur sa tunique un proverbe, je notais sur ma manche des vers désespérés d’être mauvais, ignorant que sur mes pansements hygiéniques s’écrivaient les plus beaux poèmes. (…) Quand Alexandre [Romanès] empoignait le manche d’ébène de son luth, les notes tremblaient de peur. Les lions d’Asie escortaient la mélodie tandis que s’amorçaient les infernaux glissements de terrain du psychisme. Il ne mangeait plus une orange : il l’égorgeait d’un coup de dents. Il m’écoutait de lui faire la lecture jusqu’à la seconde où, le meurtre brillant dans ses yeux comme un éclair de chaleur, il me plaquait au milieu d’une phrase. Le soir, il revenait à moi comme un lion paresseux revient à un reste de viande. Celui qui avait osé un pas divin hors de la nuit tribale brûlait de redevenir un gitan enfoui dans l’inconscient de Dieu ».
On sait à quel point ce thème du Cirque a pu inspirer les écrivains. Signalons ainsi également un autre livre récent sur le sujet, le très beau recueil de poèmes d’Anita J. Laulla Cracheurs de feu (aux éditions Les Arêtes) décrivant dans une succession de très longues phrases, qui sont à chaque fois comme une marée montante emportant avec elle notre émotion, le ballet des animaux, des personnages composant la famille du Cirque, d’animaux et de personnages non pas capturés par le lasso des phrases mais au contraire rendus libres dans ce monde du texte élargi par l’absence de points, rendus libres au point d’être en mesure, vraiment, face à nos yeux, comme lavés, de paraître…, et ainsi de nous souffler au visage toute leur singularité, toute leur beauté.
C’est vraiment le feu que nous crache cette poésie au visage, la douceur et la couleur du feu, et alors ce sont seulement nos hésitations quant au monde du cirque qui brûlent jusqu’à être réduites en fumée.
Matthieu Gosztola
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