Le Cœur en bandoulière, Michel Tremblay (par Marie du Crest)
Le Cœur en bandoulière, 128 pages, 10,99 €
Ecrivain(s): Michel Tremblay Edition: Actes SudMichel Tremblay considère Le Cœur en bandoulière comme « un roman hybride » ; il serait possible pour lui de créer à la façon des agronomes un nouveau fruit littéraire. En effet, son texte rassemble deux genres : un récit à la première personne, dont le narrateur est un auteur de théâtre septuagénaire, en villégiature à Key West, aimant aller voir les couchers de soleil sur la jetée, et une pièce de théâtre en un acte, Cher Tchékhov, présentée avec sa première de couverture, sa liste de distribution, et dont l’auteur n’est autre que le promeneur de la jetée. L’écrivain vieillissant désire reprendre le texte de 82 pages qu’il a abandonné et tenter enfin de l’achever. Les deux genres s’entrecroisent tout au long de l’œuvre. On sait que Michel Tremblay écrit romans et pièces. Même s’il rejette l’écriture autobiographique, les lecteurs pourront reconnaître des morceaux de vie de l’écrivain : l’âge du narrateur, les séjours à Key West, l’homosexualité de l’un des personnages, le métier d’auteur dramatique redoublé sous les traits du narrateur principal et de Benoît, personnage principal de la pièce, ou encore le décor québécois près d’un lac dans la seconde partie du texte.
Mais ce qui compte davantage, c’est l’entreprise poétique et « méta-littéraire » du livre. Echos entre l’océan caribéen et les lacs des pays froids ; doutes sur le travail (la pièce est annotée en N.B par le narrateur sur le côté droit de la page, à la manière d’un manuscrit en chantier). Benoît s’interroge lui aussi sur le théâtre possible aujourd’hui. La pièce « québécoise » se revendique comme un hommage à l’immense Tchékhov dans sa trame : une fratrie de théâtreux se réunit à l’occasion d’un repas de l’Action de Grâces dans la maison familiale au bord d’un lac comme cela arrive dans diverses pièces russes et surtout dans La Mouette. Les personnages représentent le monde de la scène : auteur, comédiens et comédiennes (Claire l’aînée et Gisèle, Marie, Benjamin), critique vilipendé (Christian), et metteur en scène (Yannick), objet de la dispute. Tous se souviennent de l’actrice Arkanina, de Nina, de Konstantin le jeune auteur et de Trigorine, l’auteur installé. Tremblay joue aussi sur l’hybridation de sa langue, tantôt (pour le récit) écrivant dans un français « standard », tantôt dans la pièce dans un français autre, beaucoup plus oral, celui du Québec.
Mais il faut bien que le nouveau fruit littéraire s’épanouisse, ne faisant plus qu’un, dans le Noir du théâtre et le dernier coucher de soleil, sans couleurs, quelque part en face de Cuba.
Marie Du Crest
Michel Tremblay, né en 1942 à Montréal, est sans doute l’un des plus importants écrivains francophones. Son œuvre est prolifique et variée même si ses pièces de théâtre, jouées dans le monde entier, occupent une place particulière dans sa bibliographie. Ainsi a-t-il écrit aussi des romans, des paroles de chansons, des contes ou encore des scénarios. Il fait la part belle au joual dans ses textes. Il a reçu en 2018 le Grand Prix de la francophonie de l’Académie française. Et il est édité chez Leméac au Canada et Actes Sud en France.
- Vu : 1809