Le Christ selon Pasolini, René de Ceccatty (par Philippe Leuckx)
Le Christ selon Pasolini, Bayard, mai 2018, 502 pages, 21,90 €
Ecrivain(s): René de Ceccatty
L’italianiste réputé, qui vient de traduire Pétrarque, qui accompagne le travail d’Adonis, qui vient de consacrer à la Morante sa première biographie francophone, est sans doute le mieux placé pour, de nouveau, offrir aux lecteurs de PPP, après quelques anthologies de renom, La persécution ; Adulte ? Jamais, au Seuil, et une biographie (dans la coll. dirigée par de Cortanze), une approche encore plus précise du romancier-poète-cinéaste-essayiste italien, né en 1922 et assassiné en novembre 1975.
Les thèmes religieux, catholiques, la Vierge, les évangiles, le Pape (ici Pie XII, détesté) offrent nombre de textes à cette anthologie placée sous le signe des poèmes et des films, qui ont des liens sourds et affichés avec le Christ. Le film de 1964, la fameuse épigramme « à un Pape » qui fit scandale (pour évoquer un misérable et Pie XII, du même âge, et au destin aux antipodes) sont quelques-uns des points forts de ce volume copieux, qui en apprend encore sur le parcours d’un auteur hyperdoué, sensible, d’une intelligence supérieure (il suffit de relire les Ecrits corsaires), d’un sens inné de la justice (en quoi l’Italie le remercia mal : il fut lui-même « persécuté »), et profondément prophétique.
Ami de Morante, de Moravia, Bassani (ses plus fidèles soutiens), PPP aura donné en peu d’années une gigantesque production poétique, filmique, narrative et philologique dont cette anthologie rend bien compte.
Décliner, quand on est athée et qu’on le revendique ouvertement par ailleurs, le Christ et ses messages dans une attention soutenue de plusieurs années – le temps de la préparation et de la réalisation de L’évangile selon Saint Mathieu –, c’est dans le chef de Pasolini faire à la fois montre d’ouverture idéologique et d’un cran assez éberluant, lui qui avait suffisamment choqué avec d’autres scènes religieuses : sa fameuse épigramme égratignant le Pape Pie XII (à un Pape).
Le souci pédagogique, historique, spirituel, linguistique poussé par le cinéaste pour rendre au mieux son « Evangile », sans écorner la vérité ni les susceptibilités, donne à l’œuvre son tranchant, ses compétences visuelles, son respect de la tradition. La résolution des séquences donne lieu à de nombreuses préparations et à d’aussi nombreux échanges avec le monde catholique (Pro Civitate…), preuve s’il en est que PPP, loin d’être le provocateur dénoncé, s’acharne a contrario à démontrer sa souplesse tout autant que sa rigueur intellectuelle et créative.
L’anthologie de de Ceccatty dévoile à l’envi ces hautes préoccupations du poète-cinéaste, toujours près de rechercher le meilleur visage (ah ! cet acteur inconnu qui incarne le Christ, comédien de la mouvance antifranquiste), ou le meilleur paysage pour tourner (Matera et ses environs, lunaires et rocheux à souhait).
De nombreuses pages inédites sont offertes à la lecture : tel poème, non retenu dans les recueils célèbres (Les Cendres de Gramsci, Le Rossignol …) ; telle scène de film (la 41 de Uccellacci e uccellini).
Mais il faut rappeler à la mémoire toutes les contributions à des revues d’alors et le lecteur d’aujourd’hui peut ainsi retrouver tel entretien de 1964 mettant en présence Sartre et Pasolini.
Refusant, en 1962, de rencontrer le Pape Jean XXIII, le cinéaste tira profit de ces moments pour redécouvrir la Bible et les Evangiles, circonstance essentielle qui le mènera, deux ans plus tard et combien d’échanges, à vouloir coûte que coûte réaliser l’un des évangiles.
On n’a jamais fini de redécouvrir l’œuvre polyphonique et multiforme de Pasolini, « génie » incontestable, figure humaniste de la contestation, courageux bonhomme, indéfectible intellectuel maniant l’intelligence et l’émotion selon un dosage inouï, créateur de formes (une « vie des formes » musicale, à coups de gros plans, de baroquisme et de réalisme mêlés). De Ceccatty, par la précision de ses recherches et analyses, en cent vingt pages de présentation, réussit à éclairer de nouveau cette haute figure italienne des années 1950-1975, dont il est peu d’autres aussi décisives (Penna, Morante, Buzzati, Pavese).
Un essai indispensable.
Philippe Leuckx
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