Le Chien rouge, Philippe Ségur (par Christelle d'Hérart-Brocard)
Le Chien rouge, août 2018, 240 pages, 17 €
Ecrivain(s): Philippe Ségur Edition: Buchet-ChastelQuinquagénaire, Peter Seurg est professeur de droit à l’université. Il jouit d’une bonne situation, celle que ses parents ont pour lui toujours ambitionnée, puisque malgré son appétence, il aurait été tout à fait inconvenant qu’il se lance dans une carrière artistique, et pour preuve de l’absurdité d’une telle fantaisie : les artistes meurent jeunes (dixit sa mère). Mais le narrateur s’ennuie à mourir et présente tous les aspects du dépressif désabusé, observateur lucide d’un monde trop simplifié, trop connecté, dans lequel les idées sont fades, préfabriquées et délétères, et où tous les biens accumulés finissent par posséder, à leur insu, leurs propriétaires :
« Néanmoins, je détestais d’un même élan ce ramassis de mensonges et de dissimulation qui faisait l’esprit bourgeois […]. Cette certitude de soi et de ses convictions, ce goût des convenances et du paraître, cette obsession pour la sécurité, la propriété et le qu’en-dira-t-on, cet instinct grégaire et cette sacralisation des dogmes, de la morale et des traditions, des héritages jamais remis en question ».
« Chaque jour, je constatais que des bracelets de fer supplémentaires se refermaient autour de mes chevilles et que des chaînes aux maillons plus épais me reliaient à une énorme ventouse numérique, à des machines vampires qui, depuis la Silicon Valley, consommaient mon existence en me laissant croire qu’elle m’appartenait ».
Conscient de devoir renoncer à son petit confort bourgeois, Peter Seurg préfère néanmoins s’extraire de son existence étriquée et tente de s’astreindre à une vie d’ascète : il commence par quitter sa femme, puis sa nouvelle compagne dont il est pourtant éperdument amoureux, et se terre dans un refuge montagnard des plus rustiques pour retrouver sa liberté et se consacrer à l’écriture. Seulement le renoncement total, extrême, n’est pas chose aussi aisée qu’il l’avait cru. Aussi faut-il qu’il se noie dans l’alcool et se gave d’anxiolytiques et autres psychotropes pour supporter la voie escarpée qu’il s’est choisie et pour libérer la colère, les hurlements, la rage animale, qui, en lui, sommeillent depuis toujours.
« Le chien enragé hurlait en moi et montrait ses crocs dans un rire sarcastique. Oh, j’aimais tant les chiens, leur haleine putride, leur goût pour la charogne, leur affection sans bornes et indéfectible pour les humains et, dans le même temps, cette capacité qu’ils avaient à être seuls parmi ces derniers, seuls à saisir les subtilités des odeurs de pissotières, à divaguer pendant des heures sur des chemins de traverse, la queue en l’air, frétillant, nez au vent, ou à copuler sans honte en public avec le premier partenaire disponible ! ».
Le monde terriblement sombre que nous propose Philippe Ségur s’apparente à bien des égards à l’univers, non moins désenchanté, de Michel Houellebecq. La posture du narrateur présente en effet de nombreuses analogies avec le personnage houellebecquien : son rapport au monde, aux autres, sa façon de théoriser sa marginalité et son inconfort social. De nombreuses références littéraires sont par ailleurs communes aux deux auteurs, Balzac par exemple, ou encore Lovecraft. La structure narrative du roman, qui passe du « je » au « il » dans un jeu de commentaires distanciés, n’est pas sans rappeler celle de La Possibilité d’une île. Enfin, le thème du camping baba-cool mêlant allègrement méditation, yoga, sexe et stupéfiants se trouve aussi bien décrit que caricaturé chez les deux écrivains. Mais il serait fort injuste de réduire l’œuvre de Philippe Ségur à celle de son aîné, même si la comparaison, possiblement fortuite, n’a rien de déshonorant, bien au contraire.
Là où Houellebecq part de la singularité du personnage pour généraliser à l’être humain et à la société qui l’entoure et l’étreint, Ségur opte pour une plongée abyssale dans la psychologie du narrateur afin d’en souligner l’ambivalence et les fortes contradictions internes, lesquelles seraient à l’origine de son mal-être existentiel. Cette perspective psychologique prend toute son ampleur dans la dernière partie du roman et offre un voyage étourdissant dans la pharmacodépendance. Si le fantôme de Hermann Hesse vient à point nommé secourir Peter Seurg dans sa quête de soi, l’image saisissante du toxicomane névrosé face à ses fantasmes et phobies est d’une réussite exemplaire. Notons, pour finir, que l’intensité du rythme, la tension-explosion du phrasé ainsi qu’une sémantique de la rupture bien contrôlée véhiculent avec précision le chaos tant physique que psychologique expérimenté par le narrateur. Dans son genre, un roman tout à fait remarquable.
Christelle d’Hérart-Brocard
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