Le chien de nuit, Roger Béteille
Le chien de nuit, mars 2014, 327 pages, 20 €
Ecrivain(s): Roger Béteille Edition: Le Rouergue
Il est des livres qui emmènent, loin, profond, et dès la première page. Ce sont ceux – rares – qu’on part retrouver, dès qu’un moment se présente, comme on irait se ressourcer dans un coin de campagne, un peu secret, rien qu’à soi. Il est des livres qui sont simplement un bonheur de livre. Celui-là, par exemple.
Le Rouergue des Grands Causses, au-delà de Millau ; les grands domaines (beau nom de celui de Roqueserre) comme autant de châteaux forts, gardés par des chiens de garde, la nuit ; juste à deux pas de la fin de la Grande Guerre. Un jeune homme, revenu – meurtri, comme tant d’autres ; sa mère et ses gens se coltinant aux dolines, aux moutons ; un projet de mariage – enfin d’apariage entre domaines ; quelques gars cassés – cet amputé, Antoine – par la grande boucherie ; deux institutrices… Un beau sujet. De quoi bâtir un roman de genre historique/terroir, collection « du pays de ».
Et puis, il y a ce Chien de nuit et cet écrivain, Roger Béteille, et c’est bien autre chose !
De là-bas, Béteille – son nom résonne du calcaire du plateau et de cette fausse lumière aveuglante si souvent froide des solitudes. Il en connaît chaque détour de ces drailles à moutons et sait mieux que quiconque interpréter les mots chiches des taiseux des villages. Géographe, sociologue aussi, son retour sur ces pays-là – les siens – ne s’arrête pas au vernis mi-poétique, mi-folklorique de tant d’autres. Son récit s’efface devant ceux dont il parle ; il est leur plume et un peu leur mémoire. Il les sert, les remercie ; chaque page le dit. Rien d’emphatique, encore moins de lyrique ; un son, une écriture, parfaitement assortis aux silences paysans. Amat, le héros, il le connaît de l’intérieur, et Hermance, la mère magnifique à l’antique, est peut-être même dans son album de vieilles photos sépia : « ta mère ? On assure qu’elle n’a jamais baissé les bras et que Roqueserre gagne des hectares ; une mère qui te garde le domaine bien au chaud ! T’en as de la chance… ». Béteille regarde le passé de son Rouergue à la façon de notre Martial Chaulanges, corrézien, de sa « Terre des autres » et du Pourrat du grand « Gaspard » ; un balancement des phrases, une atmosphère, un ressuscité d’un temps que nous avions perdu… le cœur battant en lisant, et, on le sait d’entrée, en le relisant un jour ; c’est vous dire !
C’est d’un tournant dont il s’agit ici, qu’on nous fait sentir, qu’on accompagne, un peu inquiet, et tenté à la fois. Celui de la Guerre de 14 (ne dit-on pas qu’elle finit le XIXème siècle et commence le XXème), et du retour chez eux de ces gars de la campagne, retrouvant – étranges – des terres, domestiques et femmes devenues puissantes, par la force des choses. Récupérer sa place – en refaire une, plutôt. Une trajectoire – celle d’Amat –, un « travail » au sens psychanalytique ; ce décalage constant entre le souvenir de l’enfer de « là-haut » et l’immuable du temps du Causse ; la vie avec les blessures – on dirait, aujourd’hui, les séquelles ; le regard des autres – les restés vivants. Tournant du monde agricole, que le géographe-auteur sait instiller avec ce qu’il faut de détails dignes d’un excellent documentaire ; arrivée des machines à moissonner, batteuse ; vent froid des peurs sur l’emploi, l’avenir. Un millénarisme des années d’après-guerre. Virage plus lent des mentalités ; l’école de la République, tenue par des hussardes noires sorties tout droit du vrai des archives de la jeune Éducation Nationale. Bousculement des sentiments, des affects : pouvoir renoncer, rompre, passer outre les unions arrangées au parfum médiéval, aller contre les « on dit » qui courent la campagne, partout, mais tellement plus dans ces grands plateaux si ouverts aux vents de tous bords, et si fermés – évidemment, derrière les rideaux des bourgs… changements… et puis, presque aussi forts, les permanences ; le temps de l’agriculture, les rituels, les passages ; la Saint-cochon, les moissons… les menaces du climat ; la neige qui coupe encore les pays durant de longues périodes, qui peut tuer comme au temps des diligences : « elle gardait les mains de sa jumelle dans les siennes pour les réchauffer. Elle écouta le néant qui submergeait sa lucidité. Il y avait bien des aboiements quelque part, mais le feulement cruel de la bise, armé de pointes, empêchait de savoir d’où ils provenaient… un seul coup sonna au clocher de Revens. Le son parut fuir à l’infini ; il figeait plus qu’il ne rassurait… ».
Voyage en Rouergue au tournant de 1914, mais, plus encore, en chacun de nous, d’où que nous venions, où que nous soyons… très bel outil, de passion littéraire, fignolé à la manière patiente des artisans du plateau.
Martine L Petauton
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