Le chemin des fugues, Philippe Lacoche (2ème critique)
Le chemin des fugues, août 2017, 312 pages, 19,90 €
Ecrivain(s): Philippe Lacoche Edition: Les éditions du Rocher
Voyage au bout du Vaugandy
« Vaugandy »… déjà le nom résonne comme un vaudou d’arrière-monde où le culte du Sombre et de l’Éclatant se tailleraient chacun sa part d’arc-en-ciel pour envoûter et réveiller un territoire ensorcelé. Pour le relier à ses racines, à sa mémoire. Pour s’y faire de nouveau rencontrer les hommes qui y habitent et y circulent, voyageurs passagers d’un temps à partager, rehaussé quand il vibre de ses instants de fraternité, de solidarité.
Dans Le chemin des fugues, l’ensorcellement – plutôt l’asphyxie, escortée d’un désenchantement vrillé à un 21e siècle emporté par l’ouragan incontrôlé des nouvelles technologies, d’un libéralisme mettant à mal nos existences de terrain pour celles de spéculation – se paie le luxe d’un style.
Un style à la Vailland pour le hussard rouge Philippe Lacoche ? Ce serait : des phrases courtes, vivantes, sans graisse, sans surgras, peu d’adjectifs, une parcimonie de l’épithète quand il s’avère nécessaire ; la métaphore rare, « mais toujours juste et précise, comme un coup de surin » (Ph. Lacoche) ; une écriture où respire la vie, la levée de lignes immergées du pécheur qui attend, guette ; de l’amoureux fou des femmes, qui espère. Cendrars, Blondin, Vailland, du Modiano aussi dans le narratif collé à la peau de la nostalgie ; du Diderot dans le fatalisme d’une Singularité digne d’un Jacques ; du Henry Miller ; du polar aussi dans l’atmosphère glauque des âmes perdues, chaleureuses ; et l’on en passe. Du Philippe Lacoche, surtout, un décor, une âme du décor tenu dans le souffle de beauté de ses personnages hauts en couleurs (Pirate, le buraliste, dénicheur de la Pucelle – une bière pression artisanale brassée dans le Pas-de-Calais –, le légionnaire, le BDLP (Bar de La Place), etc.
« La Pucelle était l’une des fiertés de Pirate, pourtant d’un naturel modeste ; elle contribuait à la réputation de l’établissement où se retrouvaient des artistes, des gauchistes, des communistes, des libertaires, des altermondialistes, des socialistes frondeurs, des monarchistes fraternels et exaltés façon Bernanos, des musiciens, des peintres, des paumés, des alcooliques chroniques, des demeurés, des suicidaires, des illuminés, des punks à chiens, des Blancs, des Noirs, des Jaunes, des Créoles, des Malgaches, des Bleus, des Oranges, des animaux (chiens, chats… poneys, etc.), des chevelus, des crânes rasés… bref tout ce que l’Humanité compte de meilleur, de plus singulier. Qu’ils vinssent de la gauche, de l’extrême ou de l’ultragauche, de l’anarchisme, de l’écologie, de la droite douce, du centre mou, d’Action française, une chose réunissait ces drôles de zèbres : une détestation absolue et inébranlable du capitalisme, de la société de consommation, du libéralisme rampant de la fausse gauche et de la droite affairiste ».
Philippe Lacoche a ce talent de rendre nostalgique d’un temps fédérateur d’humanité, même un lecteur, une lectrice, qui n’aurait pas vécu ce temps. Modiano, nostalgique en quête d’un temps qu’il n’a pourtant pas vécu, le restituant dans un labyrinthe de l’Écrire personnel, familial, par la traque éclairante, (re-)fondatrice d’une mémoire humaine universelle cherchant à décrypter son Histoire ; Philippe Lacoche, nostalgique qui rend le lecteur nostalgique, même de ce qu’il n’aurait pas lui-même vécu. Au bout du Chemin des fugues, le vœu d’un retour à une humanité fraternelle, solidaire, se laisse tisonner pour que se rallume et s’imagine réalisable, encore, l’espoir d’une société à hauteur d’hommes…
Lire Philippe Lacoche vous fait immanquablement rencontrer des personnages attachants, des lieux touchants, vous happe comme la tentation d’un alcool que l’on ingurgite plus que l’on ne boit, et dont on ne s’arrête pas de goûter la saveur, jusqu’à plus soif de vouloir (de nouveau) mieux VIVRE.
« Chaunier (contraction de Chauny et de Tergnier, de la Picardie natale et chère à l’auteur) n’était pas triste, non ; simplement dégouté, enduit à l’intérieur par la noirceur anthracite d’une mélancolie tenace » – une noirceur anthracite qui vous rallume d’un drôle d’air l’envie de retrouver un Ailleurs meilleur, plus respirable, au bout du Chemin des fugues – Voyage au bout du Vaugandy ? Sans concession, sans compromis, sans résignation, aller l’amble au bout / au-delà de soi-même… Même si l’Espoir têtu n’ébroue, vaille que vaille, malgré tout, qu’une ombre d’étincelle de nos carcasses farcesques. Et si, au final, après tout, cela valait le coup ?
Murielle Compère-Demarcy
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