Le Chemin de Jérusalem, Une théologie politique, Shmuel Trigano (par Gilles Banderier)
Le Chemin de Jérusalem, Shmuel Trigano, Les Provinciales, avril 2024, 126 p. 15 €

Dans une conférence récemment traduite en français (Textes retrouvés, Gallimard, 2024), Jorge Luis Borges notait que la civilisation occidentale repose sur deux piliers : la Grèce et la Bible. Cela ressemble de prime abord à un de ces lieux communs dont les conférenciers assaisonnent à l’occasion leur propos, mais toutes les conséquences de cette situation n’ont pas été tirées. L’une fut déduite par Borges lui-même : malgré des rencontres occasionnelles avec la Grèce (notamment dans les livres sapientiaux), la Bible appartient à l’Orient. La rhétorique amoureuse du Cantique des Cantiques ne put ainsi être acceptée et « reçue » en Occident qu’aux prix de distorsions considérables.
La centralité et la primauté de Jérusalem sont une autre conséquence. Seule Rome (en tout cas ni Londres ni Paris) put rivaliser. Mais l’effondrement de l’Église catholique en Europe, alors même que renaissait l’État d’Israël (la concomitance des deux événements possède-t-elle un lien secret ?) a remis en cause le statut de Rome, qui n’est plus qu’une destination de week-end comme une autre, au même titre qu’Amsterdam ou Berlin. Lors des audiences hebdomadaires du pape François, l’immense place Saint-Pierre est aux trois-quarts vide.
Cette centralité de Jérusalem est en partie liée à une idéologie particulière, le sionisme, dernier grand mouvement nationaliste du XIXe siècle, après ceux qui virent naître ou renaître la Pologne, l’Italie et l’Allemagne ; un mouvement nationaliste qui visait à faire revenir sur la terre dont il avait été chassé près de deux millénaires plus tôt un peuple toujours persécuté, toujours exilé, mais jamais vaincu ou assimilé. Disparurent au contraire les empires qui s’en étaient pris à lui. Un mouvement nationaliste pétri de contradictions internes, laïque, mais fondé sur des textes religieux, comme le livre d’Amos (9, 11), le plus ancien de cette collection de livres universellement désignée sous le nom de Bible (« En ce jour, je relèverai la tente caduque de David, j’en réparerai les brèches, j’en restaurerai les ruines, je la rebâtirai solide comme au temps jadis », traduction Bible du Rabbinat), ou la vision des ossements desséchés qui reprennent vie chez Ezéchiel 37, 1-7 (« La main du Seigneur se posa sur moi et le Seigneur me transporta en esprit et me déposa au milieu de la vallée, laquelle était pleine d’ossements. Il me fit avancer près d’eux, tout autour ; or, il y en avait un très grand nombre à la surface de la vallée, et ils étaient tout desséchés. Il me dit : “Fils de l’homme, ces ossements peuvent-ils revivre ?” Je répondis “Seigneur Dieu, tu le sais”. Et il me dit : “Prophétise sur ces ossements et dis-leur : Ossements desséchés, écoutez la parole de l’Éternel ! Ainsi parle le Seigneur Dieu à ces ossements : Voici que je vais faire passer en vous un souffle, et vous revivrez. Je mettrai sur vous des nerfs, je ferai croître autour de vous de la chair, je vous envelopperai d’une peau ; puis je mettrai en vous l’esprit, et vous vivrez ; et vous reconnaîtrez que je suis l’Éternel”. Je prophétisai comme j’en avais reçu l’ordre. Il se fit une rumeur, comme je prophétisais, puis un frémissement, et les os se rapprochèrent en s’ajustant l’un à l’autre »). Mais le projet sioniste rompait avec la vision d’un peuple élu traversant l’Histoire. Herzl voulait mettre fin à la diaspora (qui en réalité avait commencé bien avant la destruction du Temple) et doter les Juifs d’une patrie dans laquelle ils pourraient vivre, normalement, comme le reste de l’humanité. Tout ce qui s’est produit depuis 1948 a montré que cet aspect du programme sioniste est un échec, sans que la faute en incombe au peuple juif. Le 7-Octobre « a montré que “le Juif” est toujours tenu pour un non-humain par ses ennemis qui n’ont pas seulement perpétré un massacre ignoble mais s’en sont pris à l’image humaine des corps et des personnes juives massacrées. C’est à la fois la mémoire des pogroms et de la Shoah qui s’est engouffrée là où elle ne devait plus sévir : un État juif qui, de plus, n’honorait pas le devoir absolu de tout État : la protection de ses citoyens » (p.14).
Peut-être serait-il temps que L’Essence du politique, le grand livre de Julien Freund, publié il y a soixante ans, soit traduit en hébreu et que les dirigeants israéliens, à quelque bord qu’ils appartinssent, méditent ses pages sur l’ennemi et surtout la formule talismanique qui résumait sa pensée : « c’est l’ennemi qui vous désigne. Et s’il veut que vous soyez son ennemi, vous pouvez lui faire les plus belles protestations d’amitiés. Du moment qu’il veut que vous soyez son ennemi, vous l’êtes ». Le prétendu parlement mondial que constitue l’ONU, non content de s’être signalé dès 1975 par sa résolution 3379, assimilant le sionisme à un racisme, vote chaque année un nombre délirant de résolutions anti-israéliennes.
Même si l’on n’a pas attendu le XXe siècle pour articuler ces deux domaines, le concept de « théologie politique » au sous-titre de l’ouvrage renvoie sans détour à Carl Schmitt et à son livre fameux portant (entre autres) sur la sécularisation politique de concepts religieux (l’omniscience divine se retrouvant dans le panoptisme de l’État totalitaire). Le Chemin de Jérusalem prend acte de l’échec du sionisme – pas au sens où il eût échoué à fonder un État sur la carte du Proche-Orient. Israël existe et ne disparaîtra pas – ou ce sera dans une apocalypse nucléaire. Le sionisme a échoué en tant qu’idéologie laïque (l’anecdote suivant laquelle Moshe Dayan, qui venait de libérer le Mont du Temple, l’abandonna presque aussitôt à une organisation islamique, ne laissant à ses coreligionnaires que le Mur occidental, est emblématique). Il n’a pas réussi à faire d’Israël un État comme les autres. Celui-ci est le seul pays auquel la communauté internationale conteste le droit de se défendre ou impose de grotesques « ripostes proportionnées ». Freund disait que le rôle d’un État est de garantir la sécurité à l’intérieur de ses frontières et la paix à l’extérieur. Israël n’a ni l’un ni l’autre.
Est-ce lié à l’abandon du message biblique, qui s’adresse à l’humanité entière – visée universelle reprise par la catholicité – sans distinction de race ? Le peuple juif ne fut « que » le vaisseau-porteur des sept lois de Noé et des Dix Commandements, mais cela lui valut au cours des siècles une haine inextinguible parce que, comme le disait George Steiner, ce message oblige l’être humain à dépasser sa mesquinerie native. Peut-être la résilience juive au cours des siècles est-elle un « mystère » au sens plein du mot ; peut-être Amalek (1 S 15, 29) existe-t-il comme entité surnaturelle traversant les âges.
Retraçant la genèse de l’idéologie sioniste, Shmuel Trigano s’attarde avec raison sur le XIXe siècle, mais néglige le rôle séminal de Voltaire, dont l’œuvre – où s’opère la transformation de l’ancien antijudaïsme religieux en antisémitisme racial – contenait déjà une condamnation sans appel du projet sioniste, avant même qu’il ne soit formulé : « […] leur pays […] fut donné aux Juifs par plusieurs pactes consécutifs ; ils doivent rentrer dans leur bien ; les mahométans en sont les usurpateurs depuis plus de mille ans. Si les Juifs raisonnaient ainsi aujourd’hui, il est clair qu’il n’y aurait d’autre réponse à leur faire que de les mettre aux galères. Ce sont à peu près les seuls cas où l’intolérance paraît raisonnable » (Traité sur la tolérance, chapitre XVIII). Par la suite, on connaît le mot célèbre du Comte de Clermont-Tonnerre : « Rien pour les Juifs en tant que nation. Tout pour les Juifs en tant qu’individus » (cité p.53). La phrase exacte est « il faut tout refuser aux Juifs comme nation et tout accorder aux Juifs comme individus »). Qu’est-ce que cette nation juive à la fois impalpable et bien réelle, qui allait se constituer en État à un moment où l’esprit du temps considérait la nation comme une structure dépassée ? Shmuel Trigano montre qu’en tournant le dos à la « Politique tirée de l’Écriture sainte », le sionisme s’est privé d’une dimension capitale, dont le retour ne signifierait pourtant pas la fin des affrontements, car c’est en réalité tout le projet moderne ou post-moderne, depuis l’Oratio de hominis dignitate de Pic de la Mirandole, qui s’oppose au message d’Israël : « Dans la mondialisation politique et pratique qu’elle met en œuvre, la nouvelle Babel ne peut que s’opposer au signe que lance le réveil d’Israël car elle porte un projet qui touche, plus qu’à la politique : à l’essence de l’humain (transhumanisme, doctrine du genre, etc.), soit le projet de reconfigurer l’humain, en somme de se poser en substitut du Créateur » (p.106-107).
Gilles Banderier
Né en 1948, professeur à l’Université de Paris X-Nanterre, Shmuel Trigano est l’auteur d’une trentaine d’ouvrages, consacrés notamment à l’énigme de la modernité et aux conditions de l’existence juive dans le monde contemporain.
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