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Le Château qui flottait, Laurent Albarracin (Poème héroï-comique) (par Marc Wetzel)

Ecrit par Marc Wetzel le 27.09.22 dans La Une CED, Les Chroniques, Les Livres, Poésie

Le Château qui flottait, Laurent Albarracin (Poème héroï-comique), éditions Lurlure, septembre 2022, 72 pages, 10 €

Le Château qui flottait, Laurent Albarracin (Poème héroï-comique) (par Marc Wetzel)

 

Mille quatre cents alexandrins exactement forment ce nouveau livre de l’auteur (paru en feuilleton dans Catastrophes de 2017 à 2019), burlesque épopée collective très bien caractérisée (« à la fois une prouesse et une énigme, un tour de force et une savonnette, une curiosité littéraire décalée – voire anachronique – et une intervention déconcertante dans le champ de la poésie contemporaine ») par son préfacier, mettant en scène (nommément) une bonne vingtaine d’ami(e)s poètes lancés à l’assaut d’un redoutable et irrésistible château de papier. On ne veut ici qu’ordonner la lecture de quelques passages de cet étonnant chef-d’œuvre, et laisser méditer ceux qui voudront bien.

D’abord, une très finaude forteresse, sachant comme se dérober à ses assaillants mêmes (p.52), ou transformant en grands enfants paumés la team d’abord plutôt nietzschéenne qui s’avance vers elle :

« Et donc le château qu’on attaquait par son flanc

Ensoleillé de matière jaune, flottait

Gélatineusement un peu comme du flan.

Il donnait l’impression vague qu’on le flattait

Du plat de nos épées sans y mordre vraiment.

Ce que tu ne tues point alors tu le nourris.

En fait de coups portés c’étaient des compliments

Qu’on adressait au château, au lieu qu’on le prît.

À peine le décorions-nous de notre assaut… »

Un château à la consistance elle-même stratégique, à la densité caméléone :

« Oui mais le paradoxe est que ce mur flageole

Quand il s’agit d’y prendre un appui ferme et sûr

Et que dès lors qu’on le travaille à la chignole

Il se révèle du matériau le plus dur » (p.53)

C’est un château aux détails prometteurs,

« Faut pas croire que rien ne poussait sur la pierre.

C’était un château assez vieux et merveilleux.

Tout un tas de trucs croissaient, et pas que du lierre.

Mais pour en profiter il fallait de bons yeux » (p.43)

mais très peu fiable (« Y a-t-il une issue s’il n’y a pas d’espoir ? » p.29),

plutôt auberge espagnole de la démiurgie,

« Or le trésor qui nous semblait là devoir luire,

C’était à nous, en douce, de l’y introduire.

Tout ce qu’on découvre on ne fait que l’inventer.

Le mystère ne s’atteste que de s’éventer » (p.30),

un château « qu’on découvre en même temps qu’on le bâtit » (p.25), et qu’on n’a d’ailleurs chance de bâtir qu’en le dévoilant à plusieurs :

« Nous n’avions pas la moindre idée, non seulement

D’où menait le vestibule et d’où il venait,

Mais encor si c’était une pièce vraiment,

Et si le mot d’existence lui convenait.

Car il se peut que ce fût le rêve d’un fou

Collectif, ce fou commun qui est, souvent, nous » (p.25)

Dans cette troupe, par exemple, Charles-Mézence (Briseul) le casseur d’ambiance, l’impérieux rabat-joie, le renifleur du rien en cours, l’imparable objecteur de réalité, l’ausculteur de branquignolitude (« Mais là, on est dedans ou bien à l’extérieur ? » (p.22), « Mais comment peut-on voguer sur la mer antique/ Et dans un couloir ? » (p.32), « Mais vous en apercevez, des ennemis, vous ? » (p.37). Mal lui en prend :

« – Tu nous fais chier avec tes questions de logique,

Lui fut-il rétorqué sur un ton peu amène » (p.32)

Ou :

« – Quelle question insidieuse et fourbe est la tienne !

– Si on s’arrête à pareil obstacle apparent…

– Trouve-nous, veux-tu, une autre objection, qui tienne » (p.38)

Et, puisqu’il insiste :

« Esques je peux poser une question ? deman

Da Charles-Mézence Briseul. – Ah non, ah non,

Il n’est pas question que tu poses ta question.

Ce serait toucher encore à notre renom,

Et tais-toi si tu ne veux que nous nous battions » (p.42)

ou le fameux Ivar Ch’Vavar, que sa vacharde bougonnerie n’ôte en rien d’être agile :

« C’est Ch’Vavar qui d’abord trouva que ça puait.

Ça pue, lança-t-il, outré, vers les gars devant.

Vinclair, Don Cello (Guillaume Condello) de se retourner : – On sait.

Nous progressions dans un grand couloir de vent,

Un genre de corridor encombré de nuées.

Ça puait, mais il fallait bien continuer.

Ce qu’on fabriquait là nul ne pouvait le dire,

Mais tant qu’à faire autant essayer de décrire

Cet endroit que d’autres n’auraient que décrié » (p.21)

« Retrouvons Ivar à son poste ambulatoire,

Le corps parallèle à la ligne d’horizon,

Allant comme s’il eût croisé sa trajectoire,

De son petit pas sûr arpentant la cloison » (p.42)

 

Notre cohorte de complices créateurs est solidaire, et il n’y a pas plus net anti-copinage que trouver les uns par les autres ce qui les dépassait tous également. C’est ici moins « Aide-toi, le Ciel t’aidera » que « Rattrapez-vous les uns les autres, et l’Enfer vous ménagera », et ce, littéralement. Cette amitié par l’avenir partage les vertiges en « assurant » l’entre-empoignade même (ah, si Dali et Artaud avaient en leur temps pris Breton sous les aisselles, le surréel se fût changé la vie…) :

« Quelquefois l’un chutait, rattrapé par les autres

Parce que quand même nous étions encordés.

On avait prévu ça : si l’un de nous se vautre,

Tous à le sauver nous devons nous accorder.

On progressait en ligne et non pas en colonne.

Dès que l’un d’entre nous dévisse et dégringole,

Ses voisins immédiats aussitôt le cramponnent

(Aussi lestes que des singes arboricoles)

Et le rétablissent à son poste initial.

S’agit alors de remettre en tension la corde

En opérant un déplacement latéral

Afin que le grimpeur à la paroi remorde » (p.41)

 

Première leçon de pensée : l’active désillusion seule réalise le pari du baron de Münchhausen, s’élever en tirant par le haut ce qu’elle a révélé être postiche. L’unique masochisme utile est le prométhéen :

« Tout geste d’appréhension est propitiatoire.

On ne harponne jamais que quelque faveur

Que la muraille nous accorde par hasard.

En cherchant une prise on connaît la saveur

Qu’il y a d’un peu âcre à rencontrer le vide.

Le réel le plus plat est gros de déceptions,

Il faut l’ensemencer et le rendre gravide.

Ce n’est que dans l’effort qu’est la rétribution.

Le mal qu’on s’inflige lui tout seul se rédime

Car il est satisfait de se trouver déçu.

Même si l’on patine en s’approchant des cîmes,

On extrait de l’écueil sa vérité qui sue » (p.41)

 

Autre leçon : la gloire ne sauve que ce qui, rompant avec toute splendeur grégaire, d’abord meurt à soi-même. Quand l’admirable prend ses grands airs, il oublie le rythme de sa précarité, seul éclat possible de sa vraie grandeur : ce qui vaut vient justement couvrir ce qu’on est pour faire advenir ce qu’on fait.

« Quand on s’applique, au vrai, c’est bien nous que l’on beurre.

On tartine sur soi le but qu’on veut rejoindre.

S’enduire d’un dessein peut apparaître un leurre

Mais c’est un bon moyen, vers la fin, de s’en oindre.

Qu’est la gloire sinon une onction de l’action,

Le bras qui obéit exactement au geste,

Ressentir ce qu’on fait comme une exaltation

Et accomplir l’histoire au moment de sa geste ? » (p.45)

 

Troisième leçon : la sagesse consiste à faire osciller sa propre déraison, par compensation pendulaire de ses propres écarts. Girouette enregistreuse, non des vents, mais du jeu de leurs changements, ou « besace » bien tempérée :

« Car le poids n’est rien s’il est mis au bon plateau

De la balance et qu’il la fait pencher d’avant.

Et le mouvement universel est bientôt

Trouvé : il ressemble à la clepsydre des vents.

Pour t’alléger d’un poids, mets-le dans ta besace

Pour qu’il y roule d’une poche à l’autre – libre

De son mouvement autonome qui le brasse –

Et qu’il te communique un sain déséquilibre » (p.46)

 

Ou un finalement impossible indifférentisme ontologique : Albarracin est un Parménide ironiquement distancé par Clément Rosset, mais lui-même comme un Kafka rattrapé par Eckhart (ou un François George resté souriant sur lui)

« Pour tenter d’y voir clair nous n’étions pas trop d’yeux.

L’être n’a pas besoin de justification.

Pourquoi faudrait-il, foutre, qu’il y ait un dieu ?

Ce n’est pas la peine de noyer le poisson.

L’être est sans origine ni raison ni cause.

Les choses sont simplement parce qu’elles sont.

Nos salives n’usons, rien ne sert qu’on en cause.

Et pourtant on scrutait, c’était plus fort que nous.

Adossés au château, on regardait la terre.

Il faut bien pourtant que quelque chose se noue

Entre lui et nous pour qu’on ressente un mystère » (p.50)

 

Enfin, après approche maritime, grimpette studieuse, accès au donjon par le chemin de ronde, échauffourée facile (à exploits personnalisés), puis recueil de munitions providentielles, happées à même leur irréalité…

« On était parvenus au sommet du château.

L’ennemi s’y tenait, dans sa bêtise crasse.

La bataille fut brève aussi bien qu’acharnée.

La garde n’était pas d’une grande tendresse

Mais convenait très bien au régime carné

Qui était le nôtre. On faisait preuve d’adresse.

On déchirait nos proies avec bon appétit.

Parmi tous au combat Wolowiec s’illustra.

En un seul coup de bec, un grand et deux petits,

Il en avalait trois, pandiculant des bras » (p.55)

 

« Vêtus de chasubles à bandes catoptriques,

On était riches de ce qu’on trouvait par terre.

Nous nous en munissions pour s’en servir de triques.

On brandissait un armement élémentaire.

Car oui on ramassait des épées dans des flaques,

On s’armait d’un reflet et d’un couteau d’éclat,

D’une lueur qu’on martelait comme une plaque

De métal aussitôt frémissante d’effroi » (p.61)

 

Soudain, l’imaginaire rend la pareille, avec sa propre infaillible milice, les terrifiants Blemmyes, qui, n’étant nés nulle part et, assez amputés pour être indivisibles, ne font logiquement aucun quartier. D’où judicieuse débandade :

« Les Blemmyes sont de curieux êtres acéphales

Et assez lourdauds aussi : ils ont littérale-

Ment la tête et le cou rentrés dans les épaules,

Les yeux et la bouche encastrés dans la poitrine

Si bien que leur torse ressemble à un dipôle,

Une prise électrique qui clopin-clopine.

Ils ressemblent à des boucliers ambulants.

Des visages obtus avec jambes et bras.

Des bustes raccourcis avançant d’un pas lent,

La matraque levée émergeant du fatras (…)

Mais les Blemmyes trop nombreux sortaient de partout,

Insaisissables sous leur masque pectoral :

Une hydre qui n’eût pas eu de tête du tout,

Impossible à vaincre dans un combat frontal.

Avisant un escalier à la dérobée,

On se précipita pour couper à la charge… » (p.61-62)

 

Aucune victoire à la loyale n’étant ainsi possible dans l’imaginaire, reste l’issue, géniale, de la transfiguration réaliste. On verra, avec l’arrivée du leucocrotte (le dragon indigène, qui « tenait de multiples monstres à la fois », que sa poly-animalité est censée rendre invincible), comment l’équipier Ducos – le maître régional du hai-ku – trouve le « moyen de l’occire » par le magistral dédain de son artifice (ce qui n’est qu’artefact disparaît aussitôt et sans retour devant tout Verbe qui saurait laisser la nature seule avec elle-même ! Il suffit donc, dit l’artiste associé, de « passer par les vides »)

« La meilleure parade au coup que tu reçois

Est de n’y prêter pas une once d’attention.

C’est ainsi qu’il se perd dans les affres de soi

Et qu’on aura obtenu sa dissolution » (p.66)

Ainsi le feu qu’il crache fait (logiquement) fondre le dragon même, et la mare de pus qu’il devient est à la fois insaisissable et anodine. Albarracin a le génie (au sens de la lampe d’Aladin) des – physiciennes – transitions de phase. Ainsi la victoire objective tenait à la savante implosion de ce qui ne tenait qu’à nous : la parole vainc le réel en parlant exclusivement la langue de ses teneurs. Les cent derniers vers de l’ouvrage (pages 66 à 69), d’une extraordinaire venue, montrent comment un langage, faisant boire l’événement à sa propre « fontaine », sait directement extraire sa grâce de la danse même du réel

« C’était comme si le château avait éclos

Dans la fontaine et nous donnait la connaissance.

Tous les empêchements où nous fûmes forclos

Soudain s’évanouissaient dans de la quintessence » (p.68)

Notre La Fontaine, d’une confondante acuité, d’une insolente justesse, est, si humblement téméraire, comme le premier fabuliste de la post-modernité :

« Or la fontaine était de la joie intégrale

Qu’on ne détient pas mais à laquelle on cède.

Elle était un mouvant, un intenable graal.

On n’en dispose pas, c’est lui qui nous possède »

 

Marc Wetzel


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A propos du rédacteur

Marc Wetzel

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Marc Wetzel, né en 1953, a enseigné la philosophie. Rédige régulièrement des chroniques sur le site de la revue Traversées. Dernier ouvrage paru : Exercices (Encre Marine/Les Belles Lettres), 2015.