Identification

Le charme des penseurs tristes, Frédéric Schiffter

Ecrit par Arnaud Genon 15.11.13 dans La Une Livres, Les Livres, Critiques, Essais, Flammarion

Le charme des penseurs tristes, août 2013, 165 pages, 17 €

Ecrivain(s): Frédéric Schiffter Edition: Flammarion

Le charme des penseurs tristes, Frédéric Schiffter

 

Triste drille

Le bonheur, nous disent les philosophes antiques, est le souverain bien, le but ultime de nos actions. La joie, selon les uns, en est un degré inférieur ou, selon les autres, constitue une forme d’existence supérieure au bonheur. En conséquence de quoi, la mélancolie, qui s’y oppose, s’en trouve généralement dépréciée. Cependant, la mélancolie mène à l’art, elle est considérée pour beaucoup – pensons à Proust – comme « la mère des muses » et le mélancolique, qui se caractérise par « un ralentissement de son être », a le pouvoir de mettre la réalité à distance, ce que ne peut le joyeux « dont la conscience s’oublie dans le présent ». Si les livres des penseurs tristes n’offrent « aucune consolation ou espérance », exercent-ils tout au moins un pouvoir de séduction, un véritable charme capable d’aérer notre esprit « en en chassant le Sérieux ». Car contrairement à ce que nous fait croire la doxa, « les penseurs tristes […] ne sont pas pour autant des penseurs de la tristesse [et] nous rendent le sourire ». Et c’est sur dix d’entre eux que Frédéric Schiffter se penche dans le présent essai, de Socrate à Roland Jaccard, figures qui « forment une aristocratie transhistorique de l’ennui – montrant par là l’éternité de la maladie du temps ».

Socrate, le premier des philosophes, était de ceux-là. Accusé par trois citoyens athéniens influents de corruption de la jeunesse et d’athéisme, il fut déclaré coupable à une courte majorité par un tribunal composé de cinq cents personnes. Il lui était alors permis de proposer – comme en avaient le droit ses accusateurs –  la peine qui serait la sienne. « Comme je n’ai jamais nui à personne, dit Socrate, je ne vois pas pourquoi je nuirais à moi-même. Aussi je demande la relaxe et une pension de sénateur ». Sa réplique fit son petit effet : il fut condamné à mort. Mais condamné à mort, il échappait, selon ses propres termes « à une vie vouée aux affres de la maladie et vidée de tous les plaisirs ». Le pire est l’ennemi du mal…

Avec La Rochefoucauld, c’est la nature humaine qui est interrogée. Le tableau qui en ressort a la noirceur – et l’éclat – d’un Soulages. Corruption, amour-propre, jalousie… « Nos vertus, nous dit l’auteur des Maximes, ne sont, le plus souvent, que des vices déguisés ». Mais tout cela, le moraliste l’écrit en ricanant, à l’instar de Frédéric Schiffter lui-même, notant : « Coluche, l’abbé Pierre et mère Teresa lui feraient [à La Rochefoucauld] l’effet de cabotins avides de popularité ayant opté pour des carrières de l’altruisme et de la sainteté ».

La pensée de « la marquise du cafard », Mme Du Deffand, qu’elle distillait à travers sa correspondance et le salon qu’elle donnait, procédait, quant à elle, « d’une indisposition existentielle contractée depuis toujours : l’ennui ».

Parmi les autres portraits, on retiendra, enfin, celui de Cioran, auteur « d’une métaphysique déprimante » non dénuée d’humour. Il s’y connaissait lui aussi en ennui, « ce ténia de l’âme » dont parlait Mme Du Deffand. Il n’aurait pas pu ne pas figurer ici : « peu lui chaut de promouvoir des thèses, l’essentiel étant de promouvoir des chagrins, des obsessions, des hantises et des dégoûts dont il se fera le “secrétaire” ».

C’est une charmante traversée que nous offre Frédéric Schiffter. On pourrait d’ailleurs lui appliquer les mots qu’il use pour distinguer le penseur du philosophe : « le penseur nous régale de notes, de traits, d’anecdotes assemblées en recueils comme s’il s’adressait à un proche ». Mais dans ces portraits de penseurs ou de moralistes, on trouvera aussi, en creux, celui de l’auteur qui déclarait avoir derrière lui « un demi-siècle de tristesse », mélancolie qui est la sienne depuis la mort de son père alors qu’il n’était âgé que de neuf ans. Une pensée s’érige souvent autour d’un moi, de son histoire, de ses blessures. C’est en tout cas ce qui donne à cet essai son charme à lui… Celui d’être « une invitation à la souriante volupté d’être triste ».

 

Arnaud Genon

 

Lire l’entretien de Philippe Chauché avec Frédéric Schiffter

  • Vu : 3880

Réseaux Sociaux

A propos de l'écrivain

Frédéric Schiffter

 

Frédéric Schiffter enseigne la philosophie au lycée, à Biarritz. Il est l’auteur de plusieurs livres salués par la critique et par le public, dont Sur le chichi et le bla-bla des philosophes (préface de Clément Rosset), PUF, 2002, Pensées d’un philosophe sous Prozac (Milan, 2002), et Petite Philosophie du Surf (Milan, 2004).

 

A propos du rédacteur

Arnaud Genon

Lire tous les articles d'Arnaud Genon

 

Rédacteur

Domaines de prédilection : Littérature française et francophone

Genres : Littérature du "je" (autofiction, autobiographie, journaux intimes...), romans contemporains, critique littéraire, essais

Maisons d´édition : Gallimard, Stock, Flammarion, Grasset


Arnaud Genon est docteur en littérature française, professeur certifié en Lettres Modernes. Il enseigne actuellement les lettres et la philosophie en Allemagne, à l’Ecole Européenne de Karlsruhe. Visiting Scholar de ReFrance (Nottingham Trent University), il est l´auteur de Hervé Guibert, vers une esthétique postmoderne (L’Harmattan, 2007), de L’Aventure singulière d’Hervé Guibert (Mon petit éditeur, 2012), Autofiction : pratiques et théories (Mon petit éditeur, 2013), Roman, journal, autofiction : Hervé Guibert en ses genres (Mon petit éditeur, 2013). Il vient de publier avec Jean-Pierre Boulé,  Hervé Guibert : L'écriture photographique ou le miroir de soi (Presses universitaires de Lyon, coll. Autofictions etc, 2015). Ses travaux portent sur l’écriture de soi dans la littérature contemporaine.

Il a cofondé les sites herveguibert.net et autofiction.org