Le chardon et le bleuet, Une Écossaise dans la France occupée, Janet Teissier Du Cros
Le chardon et le bleuet, Une Écossaise dans la France occupée, Janet Teissier Du Cros, Le Rouergue, février 2017, trad. anglais (Écosse) Florence Causeur, Claude Chastagner, Jean Vaché, 426 pages, 23,80 €
Ecrivain(s): Janet Teissier Du Cros Edition: Le Rouergue
L’histoire dans l’Histoire
Deux préfaces, pas moins, l’une d’un historien, Patrick Cabanel, l’autre, d’une ethnologue, Claudine Vassas, marquent l’entrée dans ce livre dont la traduction en français est très récente, alors que sa gloire, tant en Angleterre qu’aux États-Unis, a suivi immédiatement sa parution en 1962.
Livre unique, de son auteure, comme par son immense qualité intrinsèque, précieux tant à l’Histoire qu’à l’Homme. Auteure rare et fort attachante qu’on emmène avec soi, les dernières pages avalées comme à regret. Livre – il y en a si peu – dans lequel on avance à grands pas curieux et pressés, non de savoir la suite – on la connaît, c’est l’Histoire – mais de voir ce que Janet Teissier Du Cros – on pourrait dire, son aventure – devient dans ce temps de l’Histoire.
C’est une Écossaise issue d’une belle famille lettrée et musicienne – son enfance et adolescence sont déjà passionnantes et hors normes – épousant un rejeton d’une vieille famille Cévenole – croisement intéressant (« sujet britannique et Française d’adoption, je possède ce qu’il y a de mieux des deux mondes », dit-elle). Récit commençant pile à la fin des Années Trente, quand bouillonne la terrible marmite – nœud essentiel de l’intérêt multifacettes qu’on porte à « son » histoire dans « l’ » Histoire.
Veille de la Guerre ; échos divers et divergents venus d’amis ou parents de toute l’Europe ; étapes brutales et consécutives des invasions allemandes. Drôle de guerre et départ des hommes dont le sien. Charriant ses petits-enfants, le voyage tellement particulier de l’exode, et l’installation au bout du monde – un étranger sans l’être – dans les terres de la belle famille en Cévennes du sud, à deux pas de l’Aigoual et des garrigues autour de Saint-Hippolyte-du-Fort. L’Hérault coule en bas des maisons sans confort aucun – n’étaient-elles pas de simples résidences d’été… Et la guerre commence, c’est-à-dire l’Occupation, les plus ou moins lointaines nouvelles des fronts, ce qu’on sait, ce qu’on butine de radio en journal – les nouvelles, comme on disait – plutôt que ce qu’on voit, car on est en zone Sud, des terribles péripéties et drames de la vie en France allemande. Il y a eu, on le sait, Mon village à l’heure allemande, c’est voisin, Suite Française d’Irène Némirovsky, on ne cesse d’y penser, Autant en emporte le vent en « personne » passe parfois dans le viseur, et rien moins que les écrits d’Afrique de Karen (Blixen). Comme dans ces prestigieux cousinages, une formidable écriture au service d’une narration des plus précises et minutieuses du temps traversé. Autant dire, une pépite.
On apprend tout ou presque via les focales de Janet ; on dira « les » car elle passe du macro au micro, de la ration de lait des enfants, du nombre de savons, à ce qu’on capte le soir chez un tel, de l’avancée de la Résistance, des massacres, de la situation des Juifs. Comme on dit en nouvelle géographie, multiscalaire est le récit ; formidablement efficace. Émouvant – chaque ligne suinte d’une belle humanité à la hauteur de tous – informatif – savait-on à ce point le dénuement, la faim, le froid ? Palpait-on ce niveau de peurs et d’inconscience obligée… Immersion en vie quotidienne au temps de l’Occupation-zone sud, avec en prime ce cadeau, l’écriture de Janet, et c’est peu dire qu’elle en a une, des meilleures, classique, précise, concise aussi, accédant à la poésie nostalgique de ces hivers de neige, de la lumière languedocienne sur les vignes et de l’arrêt sur éternité qui, hélas, s’effrite bien vite. Vivre, vivre quand même dans tout ça ; autopsie fort réussie de ces positionnements de chacun face aux Himalayas et aux abysses. Politique, enfin, ce récit engagé – enragé – dans la Résistance plus aux marges que vraiment active, adhésion de hautes valeurs à ce « Résister, c’est savoir dire non » signé De Gaulle. Vichy, ses petitesses vénéneuses et meurtrières, est cerné, analysé, rejeté, et pour lors, il faudra affronter des lignes politiques familiales très maréchalistes.
En tout, décor, objets, usages, gens, ce qu’ils pensent et font, c’est ce constant aller-retour de Janet Teissier Du Cros, entre le moi intime famille/amis et l’Histoire en marche et en chaos, qui produit cet alliage si parfaitement réussi de ce récit historique qui dit « je ». Qui plus est – au cœur du propos, à bruit plus ou moins fort – un « je » avec l’accent anglais, face à l’opinion française et Mers-El-Kebir, par exemple… Terres cévenoles de repli, de cachette, où l’on rencontre – visages familiers – les Levi Strauss au complet, Marcel Griaule et tant de voix intellectuelles rendues au silence par les temps.
« Au moment de Noël, je décorai l’arbre. Même avec le feu, il faisait un froid glacial. La poutre médiane du toit en pente se trouve à environ cinq mètres de hauteur… Sous la porte, il y avait un jour de sept centimètres par lequel le vent glacé s’engouffrait. Aucun feu n’aurait pu chauffer une telle pièce… A neuf heures, j’allumais la TSF. On ne pouvait capter l’Angleterre qu’à partir de neuf heures et d’habitude, les émissions étaient très brouillées. Avant les informations, on jouait l’hymne national de tous les pays qui avaient combattu ou combattaient encore l’Allemagne… ».
On retient son souffle en plongeant dans ce temps qu’on croyait perdu, retrouvé ici dans chaque pli, même infime de son essence. Et ceci, par celle qui l’a traversé et le restitue avec une justesse bien rare, en le racontant avec l’incontestable talent de la narratrice bien autant que de la documentariste. Immense auteure d’un seul livre, dans ce diamant du Rouergue. Urgent.
Martine L Petauton
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