Le Chant du prophète, Paul Lynch (par Léon-Marc Levy)
Le Chant du prophète, Paul Lynch, Albin Michel, janvier 2025, trad. anglais (Irlande), Marina Boraso, 293 pages, 22,90 €
Ecrivain(s): Paul Lynch Edition: Albin Michel
Souvent – à la suite d’une métaphore brechtienne – les pouvoirs totalitaires sont comparés à une bête immonde. Ce roman de Paul Lynch prend à la lettre cette incarnation et, dans une dystopie terrifiante, la Bête s’introduit, rampe, progresse, envahit, étouffe. Nulle considération idéologique, nulle référence historique, nulle analyse des processus de l’installation du totalitarisme. Paul Lynch laisse visiblement cela aux experts, politologues ou historiens. Seule l’intéresse la tête d’une femme, espace intérieur dans lequel l’ordre nouveau va balayer l’ancien, construire ses règles, inventer ses syntagmes, sans scrupules, sans le moindre égard pour ceux qui vont subir. La tête d’Eilish Stack devient le théâtre horrifique de l’événement qui frappe l’Irlande, du coup d’Etat qui prend ses citoyens en otages et les écrase lentement, comme un serpent constrictor dans ses nœuds.
Eilish est une chercheuse, épouse d’un professeur engagé syndicalement et mère de deux garçons et une fille. Une cellule de bourgeoisie intello dublinoise, bourgeois-bohême, installée dans son confort et dans ses certitudes morales. Lynch procède à la démolition de cet univers paisible, tout au long du roman, avec un sens effroyable d’une scansion mortifère. Jour après jour, semaine après semaine, un monde s’effondre et les étapes de cette chute avancent, inexorables, à travers les yeux et l’âme d’Eilish. Rien n’est objet d’une narration objective : les événements, les émeutes, les drames de la répression sont de bout en bout médiatisés par le regard de cette femme effarée, terrifiée, écrasée par un réel qu’elle ne peut parvenir à croire, comme s’il s’agissait d’un cauchemar dont elle peut se réveiller à chaque instant.
Lynch déroule un chemin effroyable dans la terreur. La montée du péril est comme une lente asphyxie, une noyade progressive dans un univers sans air, au même titre que l’écriture de Lynch est sans pause, serrée, sinueuse, étouffante. L’oppression qui s’abat sur les personnages se double de celle qui s’abat sur le lecteur.
Maris et femmes, pères et mères sombrant au fond des eaux. Fils et filles, frères et sœurs aspirés dans les profondeurs, toujours plus loin, toujours plus profond. Eilish suffoque, elle lève la tête pour chercher un peu d’air […].
La citation qui précède peut servir de credo littéraire à ce roman.
Le monde d’Eilish, dans sa chute, fait apparaître plus que jamais l’univers des hommes comme un mécanisme que le moindre grain de sable peut détraquer de fond en comble. La fragilité de nos libertés, de nos droits, de nos rêves, de nous-mêmes, éclate comme une sombre lumière.
Le chaos prend toute sa place, le sol qui nous soutient s’envole dans les airs et le soleil déverse sur nos fronts une lumière noire.
La Grande Horloge, qui a servi maintes fois de métaphore à l’univers, est l’image de cette fragilité insigne. Le temps s’arrête dans son mouvement établi et s’emballe ensuite dans un mouvement inconnu, dangereux, effroyable. Il propulse les hommes dans une course folle dont ils ne connaissent pas les règles – règles qu’ils vont découvrir peu à peu, coup après coup. Les grammaires sociales explosent, jetant dans la fiction et la croyance le mythe des « valeurs » sur lesquelles les démocraties sont fondées. Faisant vaciller la raison même d’Eilish.
Vous vous définissez comme une scientifique et pourtant vous croyez à des droits qui n’ont aucune existence, ces droits que vous mentionnez ne peuvent être vérifiés, ils ne sont rien de plus qu’une fiction instaurée par l’État, et c’est à l’État qu’il revient de décréter ce en quoi il croit ou ne croit pas en fonction de ses besoins.
Les bêtes font naître d’autres bêtes. Les rebelles se lèvent, peu à peu, reproduisant le Mal contre lequel ils disent se lever. Comme dans un maelström irrépressible, la folie barbare gagne les esprits et les cœurs. Dans la chambre d’horreur qu’est devenue la tête d’Eilish, elle voit la vague du tsunami, chez les sbires gouvernants, les « résistants », les fonctionnaires, les voisins, les amis. Elle voit grandir ce qui va engloutir un monde, le sien et celui d’une Cité.
Dans la morgue d’un hôpital militaire, dans des couloirs d’effroi, elle saura que le pire est arrivé.
Y aura-t-il une issue au cauchemar ?
Léon-Marc Levy
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