Le chant des baleines
Je me souviens l’avoir vu dans les mains de mon grand-père lorsque j’étais enfant. Personne après lui ne s’en est soucié. Parfois quand l’un de nous posait la question « il est passé où le violon de grand-père ? », maman répondait « je ne sais pas trop ». Elle aurait dit la même chose à propos de sa carabine ou de son arc mais s’agissant du violon elle ajoutait « quel dommage, votre grand-père jouait si bien. Vous savez qu’il avait été sélectionné pour entrer dans l’orchestre d’Olaf Nivel. Mais c’était juste avant la grande guerre et finalement ça ne s’est pas fait ». Bien sûr que nous le savions. Blessé à la main à Verdun il n’avait plus jamais eu la dextérité requise pour faire de la musique un métier. Mais il jouait encore, parfois avec difficulté à cause de son doigt resté raide, mais l’archet glissait bien. Nous étions des enfants et notre jeune âge ne nous a pas permis de goûter le plaisir et le drame que grand-père nouait derrière chaque note. Je le regrette aujourd’hui, assise à même le plancher poussiéreux du grenier. J’ai soufflé plusieurs fois dessus pour ôter la poussière mais je n’ai pas osé passer un chiffon de peur de rayer les volutes du bois. Je suis redescendue prendre un vieux gilet de laine dans une armoire et je l’ai doucement enveloppé, sans serrer, il pourrait avoir des fissures. Il manque l’archet. J’ai fouillé tout autour mais je ne l’ai pas trouvé.
Enfants, quand nous approchions du mas et que nous entendions sa musique, nous savions que grand-père se tenait debout, sous le platane de la cour. Il ne s’arrêtait pas de jouer en nous voyant, il clignait de l’œil dans notre direction et brutalement il quittait Saint Saëns pour jouer l’hymne provençal. Et la famille entonnait en chœur :
Jésus est né en Provence
Entre Avignon et les Saintes Maries
Jésus est né en Proven-en-ce
C’est un berger qui me l’a dit…
Grand-mère sortait de sa cuisine et s’asseyait sur le banc de bois près de l’entrée, là où elle plumait ses volailles, et souriait à sa famille. Ensuite maman et elle rentraient dans la cuisine pour achever la préparation du repas du midi qui se prenait dehors. Grand-père enfermait son violon dans un étui dont le velours bleu me fascinait. Je l’imaginais doux mais je n’avais jamais eu l’autorisation de le toucher. Grand-père prêtait son violon mais nous interdisait de toucher à son étui. « Tu dois le placer sur ton épaule et le tenir avec ton menton pour avoir les main libres ». Nous déjeunions sur la table en saule que grand-père avait faite de ses mains. Faute de n’avoir pu être musicien il était devenu ébéniste. Il avait créé et fabriqué à peu près tous les meubles de la famille. Je devrais m’obliger à penser à lui chaque fois que j’ouvre une armoire. Retrouver ses gestes, sa façon de poser des joints avec les ficelles qu’il vrillait pour le serrage, son mouvement mécanique pour scier une pièce de bois avec une extraordinaire précision, son coup de varlope. Je sens encore l’odeur de son atelier, celle du bois coupé, des sciures et des copeaux. Le Mas des Trembles était le lieu le plus musical à cent kilomètres autour d’Eyragues, concert pour violons et rabots, j’en suis encore convaincue aujourd’hui.
J’avais pensé l’accrocher quelque part dans ma maison, comme on le fait de n’importe quelle œuvre d’art. C’était comme le figer dans la mort. Tant qu’il avait traîné au grenier, il avait été oublié mais il était vivant. J’ai renoncé. Je suis allée chez le luthier pour un avis. On devrait entrer chez les luthiers comme dans les monuments classés lors des journées du patrimoine. Tous les ateliers ont une âme, ils racontent tous une histoire, mais chez un luthier c’est plus prégnant encore, peut-être parce que ça touche à la musique, indissociable de nos existences. Enfant, j’étais fascinée par les horlogers ou les cordonniers qui travaillaient derrière leur vitrine, pour montrer leurs qualités. Adulte, je suis impressionnée, envoutée par le parfum de bois, de colle, par la chirurgie réparatrice appliquée aux pièces pendues. Mon malade à moi est-il guérissable, j’hésitais à poser la question de peur qu’on me dise non ? « Il est sale et le vernis manque mais il ne semble pas hors d’état de nuire. Attendez-moi là ». Il avait dit ça sans rire comme s’il pressentait la stupidité de ma démarche, comme s’il me disait qu’on n’a rien à faire chez lui si on n’est pas musicien.
Je suis restée près d’une demi-heure, sur une chaise près de l’entrée, sans rien dire, comme une jugée attendant son verdict. Mon regard circulait, mes jambes se croisaient et se décroisaient. J’aurais voulu me lever, toucher les objets ou au moins m’en approcher mais je n’ai pas osé. J’entendis le son d’un violon, une gamme, puis une petite mélodie que je ne connaissais pas, et le luthier réapparut, un violon dans sa main. « C’est bien le vôtre, tenez, prenez-le, jouez quelque chose ». Cordé de neuf, nettoyé, enrichi d’un archet je le pris et j’avouais mon crime « je ne sais pas jouer, il appartenait à mon grand-père… ». Le luthier me lança un regard un peu sombre, reprit le violon, le porta à son épaule : « écoutez, il a encore toute sa sonorité, il n’a pas de fissure. Il faudrait que vous me le laissiez quelques jours pour le remettre sur pied. Ce n’est pas très cher ». J’ai dit oui, sans réfléchir, comme je dis oui au médecin quand un enfant est malade. Le coût de cette remise en état était une dépense inutile, un puisement dans un budget déjà très juste, n’autorisant pas beaucoup d’écarts, mais c’était irrésistible. Ce n’était en rien une folie. Il fallait le faire, c’était une nécessité. J’ai dit « merci » et il a refermé la porte derrière moi. Une force m’a poussée à noter le numéro de téléphone inscrit sur une affichette jaune « Donne cours de violon. Pour particulier ou par groupe. Téléphoner au … »
J’ai téléphoné et j’ai demandé si c’était possible d’apprendre le violon à trente ans. Pour réponse j’ai reçu « venez me voir, par téléphone c’est compliqué. C’est toujours possible, bien sûr, mais c’est beaucoup de travail ». Je ne savais pas que j’allais aimer cette souffrance, me complaire dans cet enfer extatique.
Il y a eu une époque où le violon était une anecdote qui rencontrait de temps en temps la famille, aujourd’hui le violon est au cœur de la vie. Mon mari m’a quittée au bout de deux ans, peut-être à cause de mes interminables grincements du début, puis de mes gammes, puis des morceaux à répéter des dizaines de fois. Peut-être à cause de mon entêtement, de l’argent dépensé dans les cours, deux fois par semaine. Sans doute à cause du temps que je ne lui consacrais plus. J’aurais dû être peinée, attristée, blessée, et à la place je me suis sentie libérée. Je me suis réfugiée au Mas des Trembles, chez mes parents avec les enfants. Une fois seulement j’ai joué sous le platane de la cour. J’ai fondu en larmes en voyant ma mère pleurer et je n’ai plus jamais recommencé. Mon père m’a aménagé une dépendance, rien que pour moi et ma musique. Personne ne m’entend et je n’entends personne. Chaque soir, chaque mercredi, chaque samedi, je m’y enferme. Au début maman venait cogner à la porte pour m’indiquer que nous étions à l’heure du dîner mais elle ne le fait plus. Elle laisse un couvert sur la table. Elle me regarde sans rien dire mais j’entends ses reproches. J’entends aussi ceux de mes enfants, formulés, plus violents. « Je n’y peux rien, quelque chose me pousse depuis cinq ans, une voix me dit que je ne dois pas m’arrêter, que je dois jouer. Papy vous emmène partout où vous voulez aller, de quoi vous plaignez-vous ». Stupide.
Quand maman est morte au printemps dernier, j’ai joué pour elle, longuement. Il a fallu que le jour décline pour que je m’arrête. Le gardien du cimetière m’a glissé « je dois partir, tirez la porte derrière vous, vous êtes la dernière, il n’y a plus que vous », comme s’il avait compris que je n’avais vu personne à cet enterrement, que les mains que j’avais serrées, que les baisers que j’avais rendus étaient anonymes, comme si chaque présent était une bulle et m’échappait. J’ai trouvé mon père assis sur le banc près de l’entrée, son chapeau noir sur la tête. Il avait conservé sa veste mais avait quitté ses chaussures qu’il avait bien rangées, alignées, au pied du banc. Qu’allait-il devenir sans elle ? Quelle respiration allait être la sienne ? Comment allions-nous pouvoir vivre sans celle qui ordonnançait chaque minute de nos vies ? J’allais devoir consacrer plus de temps aux miens, pour leurs repas, pour leur linge, pour leur confort. Après tant d’années, c’était une intrusion dans des vies que j’avais mises de côté. Je n’étais pas l’enfant prodigue qui rentrait, je n’étais pas celle qu’on avait attendue depuis tant d’années et qui revenait enfin. Le temps avait dessiné d’autres contours. Je m’étais engagée à jouer en public, sur une petite scène locale, la première partie du premier mouvement pour violon et orchestre du concerto N°1 de Paganini. Une beauté sans tapage, une fluidité particulière, où chaque note venait d’elle-même. C’était un travail gigantesque pour moi et je n’étais pas sûre de réussir. J’avais dans ma tête les interprétations de Yehudi Mehudin ou de Zino Francescatti, elles me hantaient, inégalables, et je n’étais jamais assez prête malgré des mois de répétition.
Seul mon père avait accepté de m’accompagner. Il était au premier rang dans son fauteuil de velours rouge, raidi par la fierté, calme, comme toujours malgré l’angoisse qui devait l’étreindre autant que moi. Ah ! Mon père, cet édifice construit à ma gloire, moi, sa seule fille. Dix années avaient passé, j’avais accepté de devenir une enseignante médiocre pour être une violoniste acceptable. Quand le chef a levé sa baguette, ma poitrine s’est brutalement contractée mais mes doigts sont restés agiles. Ensuite je me suis envolée avec la musique.
Gilles Brancati
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