Le Cavalier de la Nuit, Robert Penn Warren (par Patryck Froissart)
Le Cavalier de la Nuit, février 2022, traduit anglais (USA) Michel Mohrt, 607 pages, 22 €
Ecrivain(s): Robert Penn Warren Edition: Séguier
En introduction à l’analyse très documentée et fort éclairante qu’il a consacrée en préface à ce sombre roman « de bruit et de fureur », Hubert Prolongeau écrit ceci :
« Sans doute est-il difficile d’exister à côté de la sainte Trinité des lettres américaines de l’entre-deux-guerres : William Faulkner, John Steinbeck, Ernest Hemingway… Tout au plus aperçoit-on dans leur ombre F. Scott Fitzgerald ou John Dos Passos. Robert Penn Warren n’a même pas eu cette chance, bien qu’il soit, de tous, celui qui affiche aux Etats-Unis le palmarès le plus éblouissant : trois prix Pulitzer (performance rarissime) ».
Dès les premières pages du Cavalier de la Nuit on se rend compte qu’on pénètre en effet dans l’univers romanesque d’un maître du genre, et on se met à évoluer dans une atmosphère qui fait immédiatement penser à celle des Raisins de la colère.
Le « héros » est Percy Munn. Au début du vingtième siècle, tout jeune avocat, tout nouveau marié, l’homme est invité par une de ses relations à un rassemblement public de producteurs de tabac du sud des Etats-Unis, réunis pour envisager la création d’une association ayant pour but de s’opposer à la minoration continue du prix de vente de leur récolte, imposée par les grandes compagnies nationales et internationales, dépréciation qui les plonge d’année en année dans un endettement croissant et une paupérisation de plus en plus critique.
Munn, lui-même propriétaire par héritage d’une plantation, homme alors vertueux, idéaliste, épris de justice, gagné par l’emballement communicatif des orateurs et du public, se lance, quasiment à contre-volonté, dans une allocution qui déchaîne l’enthousiasme, à la suite de quoi il se retrouve, sans vraiment l’avoir souhaité, après même l’avoir d’abord refusé, membre du bureau de « l’Association des planteurs de tabac traité au feu ».
Sur le fait d’avoir d’abord dit « non », réaction initiale spontanée qui est conforme à sa nature, et d’avoir dit « oui » ensuite :
« Et même plus tard, quand il se sentit à l’aise dans cette nouvelle situation, il dut reconnaître que ce qui l’avait si profondément remué ce jour-là, c’était quelque chose de plus conforme à sa nature intime : quelque chose d’insaisissable. Il se sentait obligé, en toute sincérité, de reconnaître le fait, quand il se rappelait comment, après avoir accepté et après le départ de ses amis, il s’était senti abattu, honteux, comme si quelque faiblesse insoupçonnée l’avait trahi ».
Au fil des événements, au vu des moyens que se donnent les compagnies pour contrer le mouvement de révolte et des représailles qu’elles mettent en œuvre, au su de leurs actions d’intimidation et de leurs offres de collaboration à l’endroit des planteurs non syndiqués, l’Association, entrant dans le cercle des contre-représailles à l’encontre des cultivateurs « collaborateurs et traîtres à la cause commune », en arrive à créer, sous l’impulsion des plus radicaux de ses membres, assermentés sur le modèle du KKK, une société secrète qui se fera connaître par des actes de plus en plus terroristes sous le nom des Cavaliers de la Nuit.
Percy Munn, par effet d’entraînement, en deviendra l’un des protagonistes les plus actifs, se livrera, souvent contre sa propre nature, à des actes des plus abjects et sa tête sera mise à prix, alors que, dans un revers historique cinglant, les sinistres activistes du Ku Klux Klan (soutenus dans l’ombre par les grandes compagnies ?) entreront dans le jeu en s’attaquant, par le feu et par le sang, aux planteurs syndiqués qui, comme Munn, emploient des travailleurs noirs sur leur exploitation.
La puissante résonnance du texte, condensée dans l’extrait cité ci-dessus qui suit immédiatement l’adhésion initiale irréfléchie du personnage à une association dont le dessein est certes primordialement justifié par la nécessaire révolte contre une scandaleuse politique capitaliste, réside, au gré de la trajectoire narrative d’un roman épique aux péripéties poignantes, au scénario cinématographique, en l’évolution du personnage dans un glissement pervers de caractère qui constitue une interrogation permanente sur la nature humaine, sur son potentiel de pulsions contradictoires voire de dédoublement de personnalité, sur sa malléabilité, sur son influençabilité, sur sa disposition, chez certains, au doute, à l’hésitation, au balancement, sur sa propension à passer circonstanciellement du bien au mal, sur la remarquable facilité qu’ont ses traits singuliers à céder place aux impulsions collectives, et sur sa tendance éventuelle à ne plus voir obsessionnellement que l’objectif de ce qui est tenu pour bien, quitte à vouloir l’atteindre aveuglément par le truchement de l’activation du mal, jusqu’à ne plus se reconnaître soi-même.
« La nuit s’était faite en lui ».
« Les vérités de ces gens-là n’étaient pas la vérité qui avait été la sienne, cette nuit-là ; mais cette vérité n’était plus la sienne. La vérité : elle dévorait et oblitérait toutes les vérités particulières, la vérité personnelle de chacun ; elle écrasait les vérités de son pied aveugle, elle était aveugle ».
Sublime, forcément sublime !
Elément d’extrême importance : la traduction en français est l’œuvre de Michel Mohrt !
Patryck Froissart
Robert Penn Warren, né le 24 avril 1905 à Guthrie, mort le 15 septembre 1989 à Stratton, est un écrivain américain. C’est l’un des fondateurs de la Nouvelle Critique. Il est également membre fondateur de la Fellowship of Southern Writers. En 1935, avec Cleanth Brooks, il crée la revue littéraire The Southern Review.
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