Le Cauchemar, Hans Fallada (par Didier Smal)
Le Cauchemar, Folio, octobre 2021, trad. allemand, Laurence Courtois, 336 pages, 8,60 €
Ecrivain(s): Hans Fallada Edition: Folio (Gallimard)
Der Alpdruck (1947), en allemand signifie le cauchemar, mais aussi le mauvais rêve, celui dont on s’éveille en priant qu’il n’ait été qu’un moment d’égarement du cerveau, celui qui laisse en sueur et qui parfois incite à se lever, sortir de la chambre, traverser le couloir ou monter une volée de marches, et ouvrir discrètement la porte de la chambre où dorment des enfants qui ignorent tout de l’angoisse ressentie au cœur de la nuit. On prie. Et on referme, apaisé, la porte, puis on retourne au lit. Malheureusement pour l’Allemagne, malheureusement pour les Allemands montrés avec humanité dans le roman Seul dans Berlin (1947), dont Primo Levi disait qu’il était « l’un des plus beaux livres sur la résistance allemande antinazie », l’Allemagne d’après le « Renversement », celui initié par la défaite cinglante devant Stalingrad en 1942, n’est pas celle du réveil après un cauchemar : c’est celle du cauchemar continué.
Pour montrer ce cauchemar, Fallada resserre son récit autour d’un personnage, Doll, écrivain anciennement à succès (on peut y voir un double fictionnel de Fallada lui-même, puisqu’à la fin du Cauchemar sont confiés à Doll des documents destinés à écrire l’histoire de l’Allemagne résistante, comme ce fut le cas pour l’auteur de Seul dans Berlin), et de sa jeune épouse. Le 26 avril 1945, il voit sa « petite ville » libérée des derniers SS, et investie par les Russes, et il prend conscience que l’Allemagne va avoir fort à faire pour se redresser, et pas uniquement d’un point de vue matériel : aussi d’un point de vue spirituel :
« Lui, Doll, était un Allemand, et il savait pourtant, du moins en théorie, que depuis la prise du pouvoir par les nazis, que depuis la persécution des Juifs, ce nom d’“Allemand” avait de jour en jour, de semaine en semaine, de plus en plus perdu de son éclat et de sa réputation ! Combien de fois lui-même avait-il dit : “On ne nous le pardonnera jamais !” Ou bien : Pour cela nous devrons tous payer un jour ! ».
Et lui, lui qui savait cela parfaitement, qui savait que le terme Allemand était devenu un gros mot de par le vaste monde, il s’était planté devant [trois soldats russes] dans l’espoir stupide qu’ils remarqueraient que « des Allemands convenables » existaient aussi.
Les Russes le traiteront par le mépris, eux qui voient les riches campagnes allemandes alors que les leurs sont ravagées, eux qui n’ont pourtant pas encore, à l’image du monde dans son ensemble en avril 1945, pris conscience de l’ampleur exacte et horrible des exactions du régime nazi. Doll se sent coupable d’être allemand – il n’est pas le seul, dans cette Allemagne non seulement défaite mais en plus honteuse. Fallada précise ainsi dans un bref prologue qu’il aurait voulu décrire « des actes nobles et courageux, des heures pleines d’espoir – cela ne lui fut pas donné. Ce livre est resté pour l’essentiel un rapport médical, l’histoire de cette apathie qui s’est emparée de la majeure partie, et surtout de la plus décente partie du peuple allemand en avril 1945, et dont beaucoup de gens ne se sont pas encore libérés aujourd’hui ».
Effectivement, Fallada montre, avec un style qu’on qualifierait volontiers de naturaliste, et servi à nouveau par l’excellente traductrice Laurence Courtois, toute la bassesse de ceux qui furent nazis par intérêt bien plus que par conviction (spolier le voisin après l’avoir dénoncé pour ses opinions ou son appartenance raciale, par simple avarice, sans nulle visée politique autre que plaire aux maîtres en place – un chien n’aurait pas cette indignité), et qui conserve cette bassesse après le Renversement. C’est une Allemagne où l’on continue à (se) mentir, où l’on dénonce par habitude, où l’on pille, où l’on vole, où l’ultra-individualisme quasi bestial est devenu la norme. C’est un cauchemar déshumanisé.
Fallada montre aussi, et en cela Doll et sa femme, de retour à Berlin, peuvent être considérés comme des métonymies du peuple allemand, l’addiction à la morphine pour échapper au réel et peut-être bien mourir symboliquement (« ils ne vivaient plus que pour leurs songes dans le caveau de leur lit, allongés chacun pour soi, chacun suivant son propre rêve… » – Fallada fut lui-même alcoolique et morphinomane), la course après l’argent pour s’acheter quelques cigarettes, la délectation à sombrer dans une forme de dépression par refus d’affronter le réel – passé ou présent. Comme si Doll était l’Allemagne, et qu’il lui fallait s’avilir, toucher le fond de lui-même (il ne sait même plus écrire, lui qui fut célébré par ses pairs écrivains dix ans plus tôt, mais il ment effrontément à un certain Granzow qui pourvoit à ses besoins au nom de son talent), pour enfin rebondir, remonter vers la surface et retrouver un semblant de dignité.
La fin du Cauchemar est optimiste, Doll comprend finalement que « la respiration du vaste monde souffle vers lui, petit être humain ». Comme chacun d’entre nous. Cette fin, c’est peut-être bien la vertu politique de ce bref roman, politique au sens où Seul dans Berlin l’était : un roman sans nulle démonstration, un roman qui ne s’échine pas à montrer toute l’horreur du nazisme – mais juste l’horreur de la bassesse commune face au pire, à laquelle nul ne semble échapper à moins de connaître un sursaut moral, à moins de se rappeler ce que signifie l’expression « être humain ». En ce sens, on pourrait considérer Le Cauchemar comme une suite spirituelle à Seul dans Berlin, et les deux romans comme étant les œuvres ultimes d’un auteur qui a aimé l’Allemagne passionnément, malgré qu’il ait été victime de la S.A. dès 1933, c’est-à-dire sans nulle complaisance, en lui tendant un miroir exact. Et dans semblable geste d’amour, il y a toujours l’espoir que les défauts pointés s’effaceront un jour. Qu’un jour prendra fin Le Cauchemar.
Didier Smal
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