Le Cadeau, par Clément G. Second
À peine entendit-elle la sonnette depuis le salon où elle lisait, qu’elle courut jusqu’à la porte d’entrée et l’ouvrit violemment. Mais sur le palier, personne. Ce devait être quelqu’un de bien agile : pas un bruit, pas de mouvement perceptible dans l’escalier. Elle courut à la fenêtre ouverte du salon et se pencha : la rue n’offrait à voir que sa tranquillité vide.
Cette fois encore, « on » s’était évanoui après avoir déposé un paquet de plus sur l’essuie-pieds. « On » avait dû dévaler l’étage puis sortir en vitesse de l’immeuble et tourner à angle droit pour s’engouffrer dans la courte ruelle qui menait au bas de la ville. Trop tard pour la poursuite. Elle alla ramasser le paquet, qu’elle posa sur une étagère de l’entrée en attendant de le ranger avec les autres.
Cécile n’y comprenait rien et s’en tourmentait depuis la première fois, quelques semaines auparavant, où une sorte de petit colis sur lequel était écrit « Cadeau » l’attendait sur le palier sans personne pour le lui offrir.
Elle retourna vers son livre laissé sur le canapé ; la grande glace du couloir lui rendit au passage l’image d’un corps dont elle trouvait la minceur sans relief et d’un visage qu’elle n’aimait pas. La quarantaine passée s’y lisait trop, soulignée par des cernes tenaces à toute heure et qu’elle avait renoncé à gommer. Elle continua jusqu’au salon et venait juste de se rasseoir lorsque la sonnette la fit sursauter. Presque aussitôt elle ouvrait brutalement la porte en s’écriant :
– Ah, quand même à la fin, je veux… !
Sa sœur Pauline flanquée de Marc, son petit ami, lui souriait en retour, surprise et l’interrogeant en silence. Alors la confusion de Cécile la fit fondre en larmes. Marc l’aida à regagner le canapé, Pauline alla dans la cuisine préparer un café puis revint réconforter sa sœur.
– Vous comprenez, réussit à articuler Cécile, ça s’est encore répété et je n’en peux plus. Ces faux cadeaux, c’est comme si on me volait au contraire quelque chose… Quelle lâcheté… Une violence qui m’est faite, que je ne veux plus subir !
– Faire faire une enquête, tu ne voudrais pas ? suggéra sa sœur.
– Certainement pas, l’inconnu semble habile et de toute façon je préfère traiter ça par le mépris. Tout ce qu’il mérite !
– Peut-être as-tu raison, concéda Marc. Une enquête, mieux vaut y réfléchir, et si tu ne le sens pas…
Avec humour, Pauline tenta de dévier la colère de sa sœur.
– Moi à ta place, je me consolerais avec le contenu, dit-elle dans un sourire. Ton bienfaiteur anonyme ne se moque pas de toi : d’abord un parfum, puis des bijoux, un stylo, un livre… Que demande le peuple ?
– Pauline ! Le peuple c’est moi et tout ce que je demande, c’est la paix !
– Si tu regardais l’intérieur de celui-ci ? proposa Marc. Puis, comme elle ne répondait pas, sur un ton délibérément enjoué :
– Tu l’ouvres ou non ? Tu ne veux pas savoir ?
Ils s’efforçaient de la ramener à plus de paix et elle leur en était reconnaissante. Elle finit par répondre à leurs sourires en soupirant de lassitude.
– Je vais dire oui… Mais ce oui, c’est bien le dernier.
Le petit colis ouvert délivra une fine lampe frontale pour la lecture.
– Pas croyable, s’exclama Pauline, on dirait qu’il connaît ton loisir préféré !
Cécile admettait que l’anonyme, cet inconnu dont elle abhorrait la conduite à son égard, avait une fois de plus choisi un objet qui lui plaisait. Elle se défendait mal de cette constatation croissante au fil des ouvertures de paquets : à la frustration d’ignorer l’auteur de ces gestes pouvait se mêler la volupté d’être une cible atteinte par de bien agréables flèches, au risque, lui arrivait-elle de s’avouer, au risque de se mettre peu à peu à les attendre et les désirer.
– La voulez-vous ? proposa-t-elle.
Ils se récrièrent gentiment puis firent aller la conversation sur des sujets variés, dont leurs vacances prochaines en amoureux et les lectures de chacun, sujets auxquels Cécile se prêta peu à peu avec goût car elle aimait ces échanges : ils la sortaient du sentiment sourd d’échec associé à sa solitude sentimentale.
Elle avait connu l’amour tardivement, il y avait près de quatre ans ; de longs mois d’harmonie et de projets peu à peu dessinés ensemble. Des aveux partagés et renouvelés, des émois. Des retours qui la convainquaient qu’à défaut de se trouver belle, elle s’avérait attachante et désirable, puisque désirée, aimée. Que les cernes pouvaient être la ponctuation d’un charme. Et puis, lorsqu’elle avait cru toute proche la crête à franchir avant de dévaler à deux dans le bonheur, son compagnon s’était soudain détourné en fuyant les explications d’abord, puis sa présence. Elle s’était efforcée de ne pas réagir passionnellement et y était parvenue, mais en intériorisant son tourment. Elle ne lui en voulait pas, ou voulait ne pas lui en vouloir… Mais pas une seule indication, un seul signe, si ténu fût-il, autour duquel construire une hypothèse, un scénario même incertain qui l’aurait sauvée de l’indicible ignorance, cela, elle ne l’avait pas supporté. Après un an de quasi-enfermement chez elle, recevant et dialoguant le moins possible, en proie à un repli qu’elle endurait pourvu qu’il préparât son contraire, elle avait renoué avec son travail de bibliothécaire. L’abattement peu à peu la quittait. Passée la prudente période de mi-temps, le soin des livres et l’accueil des usagers l’avaient à nouveau mobilisée, et si la joie de vivre n’était pas de retour, au moins la saveur un peu pâle de jours sans surprise mais sans douloureuse infirmation la visitait-elle. Chez elle, en dehors des occupations et tâches inévitables, elle lisait.
Elle s’avouait peu imaginative. Les romans ne la captivaient guère par leur inventivité ; seuls l’intéressaient ceux dans lesquels l’accent de l’auteur, selon son mot, la touchait au fil des pages jusqu’à l’habiter longtemps après la lecture. Alors elle se sentait en compagnie d’un autre, invisible certes, mais présent sous les espèces de l’encre et du papier. Elle refaisait le récit à ses côtés, questionnait des possibles, s’attardait sur des passages ou des aspects autour desquels elle dialoguait en silence avec lui.
L’apaisement de Cécile avait duré plus de deux ans. Un soir d’automne encore clément, de retour chez elle après le travail, un petit paquet l’attendait devant sa porte – cela faisait un peu plus d’un mois, elle aurait pu vérifier sur son agenda où elle notait ce qu’il lui arrivait de notable. Et la situation s’était reproduite sans manquer chaque semaine, un jour différent, avec un petit paquet portant son nom écrit à la main, d’un graphisme fade, et en lettres détachées la mention de ce qu’elle se refusait à admettre qu’il fût : « Cadeau ».
La surprise de la première fois s’était aggravée d’un désarroi dû à l’anonymat confirmé aux suivantes, et d’une sorte de haine sourde qui, si elle ne l’empêchait pas de savourer malgré elle la nature de ces objets, condamnait toute perspective de plaisir sain à les découvrir et les contempler. Alors Cécile s’était dit qu’il ne fallait pas. Il ne fallait plus, il ne faudrait jamais accepter ces choses indues. Elle les remisait dans un placard qu’elle n’ouvrait presque jamais et les laissait là, dans leur enfer, en attendant de les donner – sans anonymat, s’exclamait-elle intérieurement, mais bien en personne ! – à quelque association caritative.
Après le départ de Pauline et Marc, ayant fait rejoindre l’étagère de relégation à la lampe, elle repensa à toute l’affaire. Son équilibre encore fragile en avait été compromis. Recevoir cet hommage équivoque, manifeste autant que dénié, allait contre sa dignité de femme. Car c’était bien à elle en tant que femme qu’il était destiné. Cette fausse délicatesse la troublait malgré elle et laissait pensifs celles et ceux, ses quelques proches, à qui n’en pouvant plus il lui arrivait de se confier.
Si atteinte par l’épreuve et la solitude que fût sa féminité malgré les démentis affectueux de l’entourage, elle prendrait sur soi de ne pas céder même intérieurement à la séduction de ces initiatives déplacées. Cécile laissait sa pensée flotter, vérifiant la pertinence de son mouvement, essayant des nuances, constatant qu’elles n’apportaient pas de changement en profondeur… Alors elle arrêta sa décision : désormais plus d’ouverture de paquet – et une affiche apposée sur la porte de l’appartement, assez habilement tournée pour prêter à une double lecture, préviendrait l’anonyme qu’il en serait ainsi.
« Désormais les paquets iront aussitôt répondre aux besoins de dons ».
Elle relit son mot, le trouva assez explicite et discret. Quelque chose manquait, toutefois…
« Il serait plus responsable de les remettre directement à des associations humanitaires », ajouterait-elle.
Satisfaite, elle rédigea l’affiche en lettres ni trop menues ni trop voyantes et la colla vers le bas de la porte. Après quoi, dans le moelleux accueillant de son cher canapé de lecture, elle oublia tout pour suivre l’accent singulier de l’invisible qui lui manifestait sa présence ligne après ligne au long des pages d’un roman.
– Eh bien Pauline, s’écria-t-elle en embrassant sa sœur, je ne voulais
pas t’en encombrer pendant votre absence : tu ne vas pas me croire, écoute bien, tu te souviens de la lampe de lecture… Oui, oui, c’est ça, deux jours avant votre départ, il y a au moins trois semaines, n’est-ce pas ?… Eh bien depuis, plus-un-seul-paquet !!! J’ai du mal à le croire moi-même…
– Ça alors !… (…) Aucun regret, tu en es sûre ? Car plus de paquets, donc plus de cadeaux !
– Plus de mystère non plus, ajouta Marc.
– C’est tellement mieux ainsi ! Je suis bien à présent, j’ai la paix. Et lui, qu’il en trouve !
– Et qu’as-tu fait de tout ça ?
– Remis à ceux qui en feront quelque chose d’utile, voilà. J’ai seulement gardé les emballages comme témoins, au cas où.
La conversation ne porta plus que sur les vacances de Pauline et Marc et, selon leur vieille habitude, se prolongea autour d’un agréable café sur les lectures de chacun.
… Pourtant Cécile, si dépourvue d’imagination fût-elle, se surprenait à tourner autour de l’énigme non résolue, peut-être à jamais, de ces dépôts à la sauvette puis de leur cessation étonnante. Elle aurait voulu démasquer l’anonyme, l’obliger à avouer ses intentions précises. Réussir à le voir serait le confondre, et le confondre se laver de ce trop long et pénible épisode. Mais elle savait la chose impossible et, décidée à prendre sur soi, elle passa outre peu à peu. Sa vie allait de l’avant, lui faisant tourner le dos à tant d’indésirable.
À quelque temps de là, c’était un samedi, Pauline, Marc et quelques amis venaient de quitter son appartement après une soirée passée ensemble autour de quelques bons plats et dans une atmosphère confiante traversée d’échanges complices. Ayant refermé la porte d’entrée, elle s’attarda dans le couloir à lire la quatrième de couverture d’un recueil de nouvelles offert par l’un des visiteurs. Le plaisir de la découverte lui faisait oublier sa position inconfortable, debout sur une jambe, s’appuyant de l’autre et du dos contre le mur. Quelques menus craquements du bois de la porte ou du parquet soulignaient discrètement le silence, relayés par le froissement des feuilles lorsqu’ayant ouvert le volume elle se mit à le parcourir. Elle aimait laisser aller ses yeux d’un groupe de pages à un autre, avancer encore, revenir, engrangeant des impressions multiples, des impatiences, des questionnements, repérages furtifs, clignement d’un mot, d’un passage, auxquels l’odeur première du livre ouvert et ses chuchotis de papier se mêlaient. Puis une sensation sonore différente, d’abord presque imperceptible, peu à peu se superposa. Cela semblait venir du palier. Elle écouta de son mieux ; cela se rapprochait par légers indices ; enfin l’essuie-pieds crissa à la limite de l’audible, comme sous un poids en mouvement. Un suspens très bref l’envahit puis elle ne pensa plus. Emportée par sa violence, en une seconde elle ouvrit brutalement et saisit, attira à l’intérieur celui qui après s’être essuyé les pieds se tenait debout, un paquet dans une main et tendant l’autre vers la sonnette. Elle claqua la porte sans lâcher l’inconnu, profita de la force acquise pour l’obliger à avancer dans le couloir, puis, arc-boutée derrière son grand volume, le poussa impérieusement jusqu’au salon où l’élan le fit s’effondrer assis sur le canapé. Le paquet tomba, sur lequel elle reconnut son nom écrit en grandes lettres. Puis elle ne vit plus rien distinctement. Il fallait que cela sorte, ce trop de colère accumulé sur des semaines, et cela sortit.
– Mais comment voulez-vous que je fasse autrement, comment voulez-vous ? Ce moment, sans plus trop y croire, je l’attendais, comprenez-vous ? J’attendais de vous coincer et de vous confondre. Alors encore un petit paquet, hein ? Malgré l’affiche pourtant collée exprès pour vous sur la porte ? Un paquet de plus ? Mais que croyez-vous que ça me fasse ? Vous voudriez que j’y sois sensible, que je me perde en remerciements en votre absence ? Non, non et non ! Pourquoi m’avez-vous fait ça ? Pouvez-vous comprendre le mal que vous m’avez fait ? Pouvez-vous, dites-moi ? Voulez-vous que je vous l’explique ? Que je vous fasse enfin honte une fois pour toutes ? Mais enfin, vous n’avez rien à dire ? Quand allez-vous parler !!??
Elle eut besoin de reprendre sa respiration et réalisa qu’elle ne lui avait pas laissé une seconde pour placer une parole, et, plus troublant, que lui expliquer le mal subi lui serait impossible car trop douloureux, trop intime aussi, trop au-delà ou en deçà de ses mots. Alors le flot de ce qu’elle avait encore à lui envoyer à la tête s’arrêta.
L’homme la regardait fixement, immobile, une expression de gravité et d’étonnement sur le visage. Dans ce moment de silence, Cécile, qui le voyait sans voir, commença enfin à le regarder. Elle se sentait, pour ainsi dire, se taire de plus en plus. Ce n’était pas la peur. Elle aurait pu en ressentir à se retrouver ainsi seule à seul avec un parfait inconnu dont elle ne pouvait avoir exploré les intentions ; mais non, il commençait à lui inspirer au contraire une sorte de confiance gratuite et vertigineuse.
Le moment s’étira puis l’inconnu voulut parler à son tour.
– Ce que je venais…
– Je sais ce que vous veniez me faire ici, je le sais. Après le parfum, les bijoux, le stylo, le livre, la lampe, quoi d’autre, dites-moi, quoi ? Encore un de ces objets si bien choisis, si délicatement emballés dans une enveloppe à mon nom, devant lequel je me serais trouvée comme précédemment ridicule, et blessée par votre lâche anonymat ? Encore un ? Encore un que je me serais efforcée d’oublier en ne gardant que son emballage au fond d’un placard ? Elle aurait voulu cesser de lui crier dessus, lui parler enfin simplement, mais non, impossible, cela n’avait donc pas fini de sortir.
– Je vous demande de me laisser vous parler, que je puisse vous…
– Que vous puissiez quoi ? Me persuader de la noblesse de votre attitude ?
– Vous sortir d’une confusion. Ce n’est pas moi…
– Ce n’est pas vous ! Mais, à d’autres ! Ce n’était pas vous derrière la porte ? Pas vous avec un nouveau paquet ? Qu’allez-vous me répondre ? Mais parlez !
– Alors laissez-moi le faire, je vous en prie. Oui, je suis venu jusqu’à votre porte, sans remarquer d’affiche car je ne regardais que la sonnette, et avec ce paquet. Cela est bien vrai. Mais…
Il se tut brièvement, ses yeux dans les siens, très calme. Sa voix, calme aussi, au timbre grave, résonnait aux oreilles de Cécile en l’apaisant malgré elle. Elle lui fit un signe de tête et il poursuivit.
– … Mais je ne suis pas l’auteur de ce que vous dénoncez. Je vous demande de me croire. Attendez – il prévint d’un geste discret une nouvelle réplique toute prête de Cécile. Pourquoi me serais-je donc présenté en personne aujourd’hui en me préparant à sonner, en contradiction avec les fois que vous évoquez ? Je reconnais que cela n’est pas une preuve…
Il se tut de nouveau et sembla réfléchir. Elle le regardait très attentivement, ne trouvait rien dans ce visage ouvert, aux traits fermes et un peu marqués, pour la ramener à ce qu’elle ne voulait plus vivre. Et s’il disait la vérité ? Se pardonnerait-elle jamais de l’avoir ainsi accusé à tort et malmené ?
Lui, reprenant :
– Si, je crois avoir trouvé… Vous m’avez précisé que ces paquets anonymes étaient à votre nom… D’une écriture manuscrite, peut-être ?
Elle fit un signe d’assentiment.
– Eh bien, voyez – il ramassa le paquet –, celui-ci d’une part n’est pas anonyme puisqu’en plus de votre nom il porte le mien. Et ces noms sont écrits à la main. Si vous vouliez bien comparer…
Cécile alla jusqu’au placard, revint avec les emballages, les posa sur une table basse qu’elle rapprocha du canapé, prit une chaise, et compara : la différence entre leur écriture banale et celle, grande et ferme, de celui de son visiteur, sautait aux yeux. De plus, pas de mention de « Cadeau » sur le paquet de celui-ci.
– Oui, troublant, je l’avoue… murmura-t-elle. Mais aussitôt, se reprenant :
– Est-ce une preuve, vraiment ?
– Non, un début, seulement un début… Si je pouvais vous éclairer sur l’auteur de ces paquets indésirables… Hélas je ne sais rien. Vous pouvez toujours supposer qu’un complice, ou moi-même, que sais-je… Et contre cela je suis désarmé. Mais, vous savez, la preuve absolue existe-t-elle… Et pourrait-on jamais croire par les seules preuves… Oh, peut-être me laisserez-vous m’expliquer davantage…
Il chercha son regard, le trouva, eut un mince sourire confiant et poursuivit.
– Je suis un habitué de la bibliothèque. J’y fais des recherches pour mener à bien une étude universitaire postérieure aux diplômes auxquels je dois mon métier. Des heures de travail prises sur mes loisirs. Travail plaisant mais long. De petites pauses m’aident à me détendre en regardant autour de moi… Votre poste n’est pas en salle de lecture, mais dans celle des prêts. Pour cette raison et à cause du nombre, mon visage ne doit pas vous dire grand-chose. Or moi, à travers les cloisons de verre, je vous ai depuis longtemps remarquée. À mes yeux vous êtes peu à peu devenue le regard et le sourire. Je veux dire que votre accueil des usagers, votre façon de leur être présente, m’a frappé par tant de douceur, de patience et de proximité, que de loin je me suis attaché à vous, au point de venir parfois passer des heures sans nécessité… Cela, je m’en suis peu à peu rendu compte, me rendait heureux… Je dois vous dire que je vous trouvais belle… Votre visage, vos yeux qui parlent en silence, ce que dégagent vos sourires, vos gestes… Et que c’est toujours le cas. Depuis j’ai voulu, je voudrais vous connaître…
Cécile, interdite, ne savait plus que se taire et l’écoutait.
– Alors un soir, après la fermeture, je n’ai pu m’empêcher de vous suivre jusqu’à votre immeuble, de m’y glisser sans bruit après vous et de deviner à l’oreille, depuis le hall, quelle porte vous ouvriez. Découvrant où vous viviez, puis sur votre boîte aux lettres comment vous vous appeliez, le bonheur se confirmait et me troublait. J’ai recommencé quelques fois mais n’ai pas voulu prendre cette habitude clandestine qui me déplaisait. Je me suis obligé à rester en retrait, ne m’autorisant qu’à vous contempler dans la bibliothèque lors de mes pauses de plus en plus longues. Et cela a duré. Jusqu’au jour où, m’étant dit que je ne ferais rien de coupable en vous faisant un présent, je l’ai cherché, ce présent à vous faire, longuement. Puis, l’ayant trouvé – c’était il y a trois jours très exactement – la question de la suite s’est posée à moi. Le reste, vous le savez : rassemblant mon courage, je suis monté plein de décision et de trouble à votre étage et j’allais sonner lorsqu’avec une belle vigueur vous avez précédé mon geste…
Elle ne put s’empêcher d’esquisser un sourire à ce rappel. Surtout, ce qu’elle lisait dans et à travers les aveux admiratifs de cet homme, le son de sa voix, son regard posé sur elle, cela parvenait à la troubler et l’apaiser à la fois, et lui faisait de plus en plus regretter son emportement.
– Je voudrais vous prier… commença-t-elle.
– Non, ne vous excusez pas. Vous avez… beaucoup souffert.
– Que voulez-vous à présent que je vous dise… réussit-elle à émettre dans un souffle.
– Que vous voulez bien ouvrir ce petit paquet car il n’est que pour vous… répondit-il presque aussi bas.
Cécile se leva, un peu tremblante, alla dans la cuisine d’où elle revint peu après avec une paire de ciseaux et du café pour deux. En ouvrant l’emballage devant son visiteur, il lui sembla qu’une sorte de joie gauche l’empêchait de le faire assez vite, et que ses gestes lents effaçaient ceux par lesquels le contenu des autres paquets avait été mis au jour. Une envie de pleurer courait en elle, puis montait vers ses yeux. Mais non, c’était plutôt une lueur encore sourde, tremblante comme au petit matin. Elle parvint enfin à extraire un fin marque-page en argent qui dans sa main semblait tourné vers tant de livres encore à parcourir.
Portée par l’émotion douce de recevoir, elle se sentait mieux respirer à présent. L’arôme du café apportait une certaine intimité détendue à la situation qui les réunissait. Respirant mieux, elle pensait mieux aussi. Bientôt, portée par l’immobilité calme du moment, elle atteignit le point de recul, celui qui lui permettait de voir au-delà de son trouble. Cet homme, là, devant elle, qui se disait épris et dont elle ne savait presque rien, presque pas l’histoire, les goûts et habitudes, rien de ses éventuelles amours, de ses épreuves traversées, de tant de choses encore, elle gardait le droit de voir en lui le dépositaire anonyme des paquets précédents, ou pouvait aussi bien se permettre de le considérer sans lien avec ces épisodes pénibles. Par-delà impressions, indices, doutes, débuts de preuves à étayer, par-delà le charme d’une présence qui ne s’imposait pas mais persuadait en quelque sorte tout simplement par elle-même, par-delà son besoin à elle, doux et fort, de ne pas briser ce que la vie était peut-être en train de lui offrir, elle avait le choix. Elle pouvait trancher sans attendre. Elle pouvait en finir, rejeter. Ou bien, selon sa préférence, détournée de la peur et s’ouvrant à l’extrême nouveauté de la rencontre sans y succomber, elle pouvait voir et goûter, avancer, sourire, partager, jusqu’au jour où le temps révélateur, pour sa déception ou son bonheur, lui permettrait de voir assez clair en elle, en lui, en eux.
…Oui, elle allait attendre. Elle s’autorisait à découvrir cet homme qui avait pris sur soi de lui remettre en personne un vrai cadeau, cet homme qui l’attirait.
Lui se taisait pendant ce laps si long en lignes de pensée et si bref en minutes de montre. Quand elle releva la tête en cherchant un remerciement pour le menu présent qui ne voulait pas quitter sa main, elle finit par voir qu’il le lui rendait d’avance sans qu’elle ait même à le formuler. Car il la regardait en face et jusque dans sa profondeur, depuis sa profondeur à lui, de longtemps creusée – elle en était à présent presque certaine – par le désir que leurs deux profondeurs se rejoignent.
Clément G. Second
- Vu : 2539