Le bruit du dégel, John Burnside
Le bruit du dégel, août 2018, trad. anglais Catherine Richard-Mas, 362 pages, 22 €
Ecrivain(s): John Burnside Edition: Métailié
Burnside continue son exploration des recoins de l’âme. Dans un récit qui n’en est pas vraiment un, mais plutôt un enchâssement de récits multiples recueillis par la narratrice auprès de personnes choisies au hasard, dans le cadre d’une mission que lui a confiée son compagnon cinéaste : poser des questions aux gens, faire du porte-à-porte, afin d’entendre les histoires de chacun(e). Et Kate va ainsi rencontrer Jean, une femme vieillissante, avec laquelle elle va se lier et qui va lui raconter, bribe par bribe, son vécu. Son vécu ? Là est toute la matière de ce roman : pas tout à fait ; un vécu, passé au crible de la narration, devient autre chose, une histoire.
Laurits, le compagnon cinéaste de Kate, est fasciné par la narration et peu importe en fin de compte son contenu. La narration en tant que telle, véhicule d’une histoire, d’une médiation par le narrateur, d’un réel intime qui souvent s’éloigne, involontairement, du réel vécu. Il est convaincu que les lieux, le moment, les circonstances où se tient une narration sont plus importants que ce que raconte cette narration. L’Amérique n’a pas d’Histoire mais pullule d’histoires.
« Laurits était obsédé par ce genre de trucs. Les récits américains. L’histoire américaine, qui n’était jamais tout à fait aussi historique que l’entendaient les vrais historiens, au contraire, disons, de l’histoire européenne ou japonaise. Ce qui expliquait que les Américains confondent si facilement histoire et films, parce que le passé historique dont ils écopaient était infiniment moins intéressant que les histoires concoctées au bureau par n’importe quelle équipe de scénaristes en un seul après-midi. Laurits prétendait avoir rencontré des gens qui ne savaient pas que l’assassinat de Kennedy s’était passé dans la vie réelle. Ils pensaient que ça faisait partie d’un film. Il avait rencontré un type qui lui avait même demandé qui jouait JFK dans le film, le film original, pas le remake ».
Les jeux d’abymes sont vertigineux et l’écriture de Burnside, insistante, pénétrante, obsessionnelle, accentue encore le vertige. Les liens changeants, métamorphiques, entre la réalité objective, la réalité subjective et la fiction ne cessent de se tresser en un ruban sans fin.
Jean Culver déroule ses histoires, celles que sa vie a déposées dans sa mémoire. Kate écoute, fascinée, oubliant sa propre misère, le deuil du père dont elle ne sort pas, l’alcool qu’elle quitte à la demande de Jean. Entre les tasses de thé, les pâtisseries de Jean, Kate connaît l’apaisement, bercée par les histoires. C’est la naissance d’une profonde amitié.
L’autre flot d’histoires, c’est le cinéma, qui joue dans ce roman un rôle essentiel, autre médiation du réel, à la houlette de Laurits, cinéaste passionné de cinéma, fou d’Orson Welles, d’Hitchcock, d’expressionnisme allemand. Le cinéma, art américain majeur, qui se substitue – comme les histoires de Jean – à la réalité objective, mécanisme narratif de distanciation et de transformation, Freud aurait dit de déplacement et de condensation, comme pour le rêve.
A travers la narration de Jean, Burnside pose la question de la création fictionnelle, la question de la littérature.
« Elle commençait à fatiguer. Je le sentais, mais je sentis aussi que, si je ne partais pas, elle continuerait jusqu’à ce qu’un moment de l’histoire qui n’avait pas encore pris forme dans son esprit, ou dans son subconscient, soit finalement raconté. Car cette histoire était inachevée, encore plus que les autres, et au fond d’elle-même Jean s’imaginait que, si elle pouvait revenir dessus encore une fois, un nouvel indice, une nouvelle compréhension allaient émerger ».
Et le retour du réel, comme souvent, va se faire dans une violence inouïe, dans le choc brutal du malheur. Alors l’histoire vacille, alors l’histoire hésite, alors l’histoire s’enrichit.
Il faut saluer la traduction de Catherine Richard-Mas, qui a su se mettre au service de l’écriture soyeuse et fluide de Burnside.
Un beau livre, exigeant et profondément intelligent.
Léon-Marc Levy
VL2
NB : Vous verrez souvent apparaître une cotation de Valeur Littéraire des livres critiqués. Il ne s’agit en aucun cas d’une notation de qualité ou d’intérêt du livre mais de l’évaluation de sa position au regard de l’histoire de la littérature.
Cette cotation est attribuée par le rédacteur / la rédactrice de la critique ou par le comité de rédaction.
Notre cotation :
VL1 : faible Valeur Littéraire
VL2 : modeste VL
VL3 : assez haute VL
VL4 : haute VL
VL5 : très haute VL
VL6 : Classiques éternels (anciens ou actuels)
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