Le bruit de nos pas, Ronit Matalon
Le bruit de nos pas, traduit de l’hébreu (Israël) par Rosie Pinhas-Delpuech, août 2012, 466 p. 22,90 €
Ecrivain(s): Ronit Matalon Edition: Stock
« Le bruit de ses pas : ni un cliquetis de talons, ou un raclement de sabots, ni un frottement de semelles ou de pieds qui traînent sur les pierres du trottoir conduisant à la maison, non. L’absence de bruit de ses pas, l’angoisse qui se répand à l’approche de sa venue, son entrée, le silence absolu, plein, mesuré à l’unité temporelle de douze minutes et qu’annonçait l’arrivée de l’avant-dernier autobus, celui de onze heures, dont elle descendait… ». Tout, presque tout, du livre, dès les premières lignes : longues phrases précises et meublées ; rythme travaillé, lourd et traînant comme le climat de là-bas ; on pourrait dire, une musique – du Slam, par exemple. Densité de tous les micro-faits – arrière-boutique d’un accessoiriste de cinéma, où l’on trouve exactement tout ; bouts de vêtements, couleurs, odeurs. Peu de personnages ; on le sent d’entrée, mais pesant, lourds comme l’or, sur un décor minimaliste, dessiné à la perfection. Langue hébraïque zébrant le récit, dont on garde l’accent, chantant et rauque à la fois, au creux de l’oreille : – ya tawli, ya rouh ! Que tu vives longtemps, mon cœur !
Une famille de Juifs émigrés, posés – années fin 50/60 – dans les baraquements d’un Israël encore jeune. La mère, comme il se doit, dans cette culture, déjà âgée, forte de son rôle premier : « il y avait le regard particulier qui émanait d’elle dans les photographies ; une sévérité quasi majestueuse » ; plusieurs enfants ; Sami, gamin handicapé, Corinne, coiffeuse toute dans l’image ; « l’enfant », petite fille dont on ne saura pas le nom ; c’est le regard du livre, et puis, un père absent, fantasque et baroque ; une tempête entre deux autobus… une grand-mère, enfin, comme on en rencontre partout, lien, chaleur, éponge !
Entre eux, et leurs pas mélangés, comme traces sur la boue de ce lieu de transit, des colères, des cris – beaucoup ! les peurs des enfants le soir, les haines recuites, des rires aussi, et, bien sûr, des secrets, venus d’avant ou d’ailleurs : l’Egypte, pour la mère, l’Italie, pour le père. Sur tout cela, se posent, étonnamment silencieux et vigilants, les yeux de « l’enfant ». Entre nous, et eux, son regard à elle, celui d’une petite fille, qui raconte, bien après. Un coup, tournant les yeux vers la baraque, un autre, se tournant vers nous : « qu’est-ce que nous sommes, demanda l’enfant à la mère : montagne ou plaine ; montagne, non ? dit la mère ». Le livre, du reste, aurait pu porter comme titre : « l’enfant »…
Maintes entrées dans le récit : « tranche de vie quotidienne », par exemple ; gourmandise de documentariste, ou, historique, politique ; un contexte précis qui a « ses » pages, un peu comme dans un manuel : les « Bengourionistes », sont dénoncés, haïs, à longueur de passages précis : n’ont-ils pas, de fait, « éliminé », dans cette Israël naissante, les Séfarades de tous les postes de décision ? Effluves de ce conflit inter-juifs, qu’on a connu en Europe, avant-guerre, par exemple.
Dans ce gros livre, qui aurait gagné avec un pan de pages en moins, en nervosité et, rien perdu en poésie ! chaque chapitre fait office de mini-nouvelle ; impeccables ciselures, et chute de scène de théâtre. La dernière phrase, parfois le dernier mot, est le titre du chapitre suivant, donnant ainsi à l’ensemble une musicalité étrange et envoûtante. L’idée passe parfois, que Matalon, en chef d’orchestre chevronné, aurait organisé ce livre qui ne s’avoue pas autobiographique, mais en a tous les parfums, comme un Opéra – ses récitatifs, ses grands chants ; l’orchestre seul, ici, la mort, là… quelle diva pour la mère ? Une Callas, certes ! pas moins.
« Les samedis pesaient comme une couverture opaque, le cyprès se figeait dans le bleu poussiéreux… tout est figé, disait la mère… ça vide l’âme lentement à la petite cuillère »… belle moisson d’émotions et d’écriture !
Étrange et prenant voyage, que ce Bruit de nos pas, de « leurs » pas, de « ses » pas, au bord « bidonvillé » du pays des Juifs, de la famille – ce qui parfois, ici, semble revenir au même… une grande réussite.
Martine L Petauton
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