Le bonheur pauvre rengaine, Sylvain Pattieu
Le bonheur pauvre rengaine, 21 août 2013, 290 pages, 21,50 €
Ecrivain(s): Sylvain Pattieu Edition: La Brune (Le Rouergue)
Un historien c’est déjà un sacré client pour nous raconter quelque chose. Un écrivain (sachant écrire, évidemment) c’est une autre entrée dans une histoire ; alors, si l’écrivain – qui sait écrire, c’est sûr – utilise aussi sa casquette d’historien de belle valeur, ça donne ce livre-là : on s’y croirait, on s’y plaît, et – comme on dit d’un beau produit – c’est du solide, monsieur ! du vrai bois dont on sent le fil de page en page – pas de la camelote de bazar…
On plonge avec notre imaginaire mais aussi notre appétit d’une « vraie histoire » dans un Marseille plus réaliste que la meilleure collection de cartes postales anciennes, juste sépia – ce qu’il faut ; on s’embarque et cela, jusqu’à la dernière page à regret avalée…
Rien que le titre chante comme une de ces chansons réalistes de l’entre-deux guerres : une « Goualante du pauvre Jean » – ici, de toutes ces Yvonne, Yves, l’égaré de Bretagne et ce Cyprien, « nègre du Dahomey » passé souteneur de petites femmes, comme d’autres deviennent maçons… « Le bonheur, pauvre rengaine » dans une France sortie tout fraîchement de la boue des tranchées, cul par-dessus tête – on dirait de nos jours, avec une mimique de psy, « pantelante du trauma de la Grande Guerre ».
Le récit tient dans un fond de verre à absinthe. On imagine qu’il se raconte au bar, ou en terrasse ; mauvais garçons frissonnant de concert avec quelque bourgeoise chapeautée : une pauvre fille venue de sa campagne, faire commerce de ses charmes en ville, amoureuse, exploitée, battue, comme dans le premier film muet venu, attachante, naïve – ô combien… : « quand elle a regardé pour la première fois la ville… de la Pointe rouge à la Joliette, tout ça depuis La Bonne Mère… alors à ce moment, elle n’a pas pensé aux morts à peine enterrés… de la guerre à peine achevée, elle n’a pas pensé à son père, ni à sa belle-mère, elle n’a pas pensé aux clients, certains beaux, d’autres écœurants, elle n’a pas pensé à Fredval qu’elle venait de rencontrer et qu’elle aimait déjà… elle a eu le souffle coupé, et une bouffée de bonheur comme jamais… », et, comme dans le film pour faire pleurer la petite bonne, elle est assassinée.
Énorme écho, gros dossier… et, à l’autre bout de l’enquête, un historien (un écrivain, aussi – rappel !) qui nous ficelle tout ça en un bouquet vivant, gueulant, coloré pétant ; un temps retrouvé propre à nous fasciner, nous faire tirer le mouchoir, nous coller des cauchemars (guillotine au bout, quand même !), bref nous offrir une histoire comme on n’en lit pas partout.
On voyage en ce livre dépaysant – belle écriture classique, qu’on avale goulûment – en compagnie des récits croisés des protagonistes de l’Affaire – victime, meurtrier(s) supposé(s) compris. Intéressante plongée dans cette société d’après 14-18, déstabilisée, au bord de changements structuraux, captés finement par les connaissances solides et précises sur l’époque, de Sylvain Pattieu : les campagnes chamboulées, les colonies bougeantes, les pauvres, exploités dans l’usine, qui atterrissent dans la rue (souteneurs, prostituées, un univers, ses codes, sa brutalité) : « je ne vivais plus que de mes michés et je n’en vivais pas très bien, car la concurrence était rude. J’ai eu des problèmes avec des filles qui ne voulaient pas me voir sur leur territoire… les hommes étaient revenus de la guerre et avaient pris le contrôle des rues… ».
Le récit – un documentaire qui prend à la gorge – de Biribi, la compagnie disciplinaire : « à Biribi, tu fais l’armée et le bagne en même temps ; dès le début, tu comprends que tu n’es plus un homme, presqu’un animal », organise les pages les plus fortes, les plus dérangeantes du livre, qui confortent l’idée de l’excellent mixte Histoire / Littérature que construit Sylvain Pattieu…
Mieux : l’auteur ne s’est pas contenté de mettre en musique littéraire sa récolte en Archives ; il a posé au coin de ses pages, état brut, et dans l’écriture, et dans l’aspect du document lui-même, les pièces elles-mêmes : leur curieuse syntaxe, les photos floutées et émouvantes… Un peu ardu, mais réussi comme accélérateur d’intérêt… l’orthographe ! Les télégrammes « nunuches » à ses « amies » de ce souteneur « comment puis-je te faire comprendre la détresse de mon âme, m’amie… », et la pauvre rengaine, saturée d’accordéon, de nous courir l’échine… et puis notre « héros » revenu de tout, usine, Biribi, petite entreprise de « p’tites femmes », Yves, le Breton issu de sa campagne si démunie, celui, coincé au fond de sa geôle qui dit : « si je sors, je rentre à Qimperlé voir la mère ; je vois Germaine, je l’épouse ou je la tue. Si je sors, je pars très loin Alger ou Buenos Aires, là où on peut recommencer de rien. Si je sors, je tue le commissaire et je lui rentre son air satisfait dans la gueule. Si je sors, je ferai plus d’erreur »… mais, « le jour de l’exécution, il pleut à Aix en Provence… », la rengaine traîne un brin dans les graves… ça finit toujours mal, une chanson réaliste…
Martine L Petauton
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