Le Bonheur, Emmanuel Darley
Le Bonheur, 135 pages, 18 €
Ecrivain(s): Emmanuel Darley Edition: Actes Sud
« Un jour je partirai, un jour, j’irai là-bas »
Le Bonheur est l’ultime roman d’Emmanuel Darley. Est-ce d’ailleurs un roman ? E. Darley a toujours affirmé que ses textes se situaient à la marge des genres littéraires. Il n’y a pas de personnages définis ici, de géographies déterminées, de trajectoires de vie complètes : tout est fragmenté, comme ces vies en pièces que le lecteur croise. Il adopte d’ailleurs une écriture faite de ruptures, de blancs et de blocs. Les hommes et les femmes qui apparaissent et disparaissent ne sont que des « ombres » (p.98). Ils sont ceux qui suivent les chemins vers « le pays bonheur », qui un jour vont partir. Eux qui aujourd’hui sont dans nos journaux, sur nos écrans, « les migrants, les réfugiés », les clandestins et les naufragés, eux dont parle Maylis de Kerangal, sept ans après E. Darley, dans un court texte : A ce stade de la nuit.
Emmanuel Darley, même s’il a séjourné à Lampedusa et au Mali, lors de la mission Stendhal, préfère faire entendre des voix universelles : celles des cueilleurs de tomates, des victimes des marchands de sommeil, des vendeurs à la sauvette, des intellectuels opposants à un régime autoritaire… Et celles aussi des passeurs iniques, des parents au pays, des génocidaires, des forces de l’ordre. Leurs noms rappellent les pays, les villes martyres de Kaboul à Mossoul en passant par Togo ou Conakry. Leur identité s’arrête là. Mais le frémissement de ces voix de douleur font opéra en trois actes : ICI/ CHEMINS/ LA-BAS
Ici c’est le lieu de l’exil :
Vous habitez ici, vous travaillez ici. Vous vivez ici. Dans cet ici qu’avant vous nommiez là-bas.
Ici, c’est la terre promise tant convoitée et qui se révèle sous son vrai jour, celui de la misère morale et matérielle. Il faut faire le ménage dans les hôtels, vivre en foyer, travailler sur les durs chantiers.
Faire entendre l’amertume : Pas ici, pays bonheur ? (p.30).
Chemins, ce sont les routes à suivre en camion, en cargo, en car, ou en avion, caché dans un train d’atterrissage. Traverser la mer hostile, atteindre le Tunnel et passer à travers le grillage des frontières. Et les passeurs font commerce de ces voyages désespérés. Se faire refouler, se faire reconduire de l’autre côté.
Là-bas, c’est là que tout a commencé, au village (africain). La sécheresse, le népotisme qui sacrifie les fils du peuple, les filles que des cousins embarquent et dont on n’aura plus de nouvelles comme autant d’appels au voyage lointain, là où l’on parle bonheur. Les fils ne pourront résister à cette tentation, à leurs rêves de vie meilleure :
On vit ici et on regarde vers là-bas (p.128).
Le narrateur n’existe pas non plus. Un TU circule dans l’ensemble du texte à la fois comme une apostrophe, une conscience intime et collective. Parfois un je autobiographique rapporte un itinéraire comme celui du fils, qui à la fin du livre annonce son départ avec certitude. Ensemble, les voyageurs de la pauvreté, de l’exil forment le VOUS de leur humanité.
La première de couverture de l’édition Actes Sud ne nous promet-elle pas d’ailleurs pas une lecture troublante, paradoxale, de cette quête universelle du bonheur alors que la photographie de José Luis Roca nous attache au regard d’un homme inconnu, enroulé dans une couverture rouge, si triste et aux images floues de deux de ses compagnons d’infortune ?
Le roman Le Bonheur a été l’objet d’une adaptation en 2008 au Théâtre du Vieux-Colombier dans une mise en scène de Andrès Lima, ainsi que d’une mise en voix au Théâtre-Ouvert.
D’autres chroniques de La Cause Littéraire renvoient à d’autres œuvres de l’auteur.
Marie Du Crest
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