Le Berger de l’Avent, Gunnar Gunnarsson (par Delphine Crahay)
Le Berger de l’Avent, Gunnar Gunnarsson, novembre 2019, 87 pages, 6,95 €
Edition: Zulma
Un cœur simple
C’est une histoire très mince. C’est à peine une histoire. C’est une histoire pourtant, à laquelle rien ne manque – et où rien n’est de trop.
Comme chaque année depuis vingt-sept ans, le premier dimanche de l’Avent, Benedikt se met en route avec Léo, son chien, et Roc, son bélier. Il s’est donné pour mission de ramener les moutons égarés dans les montagnes, ceux qui se sont égaillés lors des rassemblements d’automne, pour les sauver. Lestée de provisions, de vêtements et de matériel, la « trinité » se met en marche, sous un ciel menaçant qui rendra son expédition plus périlleuse que de coutume.
On s’attache tout de suite à Benedikt : c’est un homme humble, d’une bonté foncière, pour qui les choses sont simples – ce qui n’en fait pas un simplet, loin de là. Ces moutons échappés sont des êtres vivants : on ne peut pas les laisser mourir de froid et de faim. Et puisque personne d’autre que lui n’a le courage d’aller les chercher, il faut qu’il s’en charge. Pénétré de cette évidence, sans en tirer la moindre gloire, il risque sa vie pour celle de quelques bêtes, faisant fi de la prudence et des avertissements de ses voisins qui lui offrent sans barguigner leur soutien et leur chaleureuse hospitalité. C’est que l’homme envisage l’adversité avec un fatalisme qu’on prendrait à tort pour de la résignation : il résulte plutôt d’une forme de sagesse qui commande de s’accommoder des aléas de la vie, qui apprend à ne plus rien désirer sinon le peu que l’on possède, et qui lui souffle ce quatrain :
Va doucement, va calmement
Et lentement mais sûrement
Après la nuit, viendra le jour
Après les éclairs, le tonnerre
La simplicité de cet homme porte et illumine le récit, qui repose non seulement sur sa quête mais aussi sur le trio qu’il forme avec Léo et Roc, qu’il considère comme ses compagnons plus que comme des animaux. En quelques traits, Gunnar Gunnarsson les dote d’une personnalité et d’un caractère singuliers qui en font des personnages à part entière : Roc le bien nommé est opiniâtre, fiable et solide ; Léo est allègre, insouciant et affectueux. Sans eux, Benedikt, malgré tout son courage, aurait été bien en peine d’accomplir sa tâche et de faire face à la froide furie des rafales.
Leur équipée, inspirée d’un fait divers et écrite dans les années 1930, est racontée par Gunnar Gunnarsson dans une prose claire et sobre, une écriture qui allie un sens aigu du détail, l’art de l’épure et celui de rythmer une intrigue ténue et resserrée. Ses descriptions, enfin, sont d’une grande force : brèves et denses, évocatrices et imagées, elles donnent vie à « l’infini désert de la neige » et à la tempête, cette « armée de monstres jaillis du plus noir de la nuit » – qui pourrait désigner aussi bien le blizzard que le découragement contre lequel Benedikt doit par moments lutter.
C’est une histoire toute mince, racontée de telle sorte qu’elle éveille, sous des dehors peut-être anodins, des résonnances profondes : c’est la vieille lutte de l’homme contre les éléments ; c’est le récit d’un compagnonnage fécond entre les hommes et les bêtes, au sein d’une communauté solidaire quoiqu’éparse ; c’est le portrait d’un homme au destin médiocre qui est parvenu à accepter tranquillement le cours des choses et marche calmement, lentement mais sûrement – parce qu’il n’y a rien d’autre à faire, rien d’autre qui doive être fait ; parce que c’est sa façon de se hisser à la hauteur de sa tâche ; parce qu’il sait que
Lande pierreuse et vent debout
Donnent pied sûr et bon genou
Celui qui demeure à l’abri
Passe à côté de la vraie vie
Grand écrivain islandais
Inspiré d’un fait réel et d’un autre Benedikt surnommé Bensi de Montagnes. Publié en allemand en 1936, en danois en 1937, enfin en islandais en 1939.
Delphine Crahay
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