Le Bâton d’Euclide. Pouvoir politique et liberté de création (par Mustapha Saha)
La citation d’Euclide, « En géométrie, il n’y a pas de chemin réservé aux rois », au-delà de son contexte particulier d’une relation légendaire entre un philosophe libre de toute entrave et un monarque omnipuissant, omniprésent, qui entendait tout contrôler, tout surveiller, tout régir, les affaires publiques et les mœurs privées, pose la problématique des rapports forcément conflictuels, pour ne pas dire aporétiques, entre la liberté de création, qui implique une émancipation totale de l’esprit et du comportement de toute emprise institutionnelle, et l’obéissance sociale exigée par le pouvoir établi. Euclide signifie à Ptolémée qu’il a beau être le maître du monde, il ne peut avoir aucune influence sur la science, la poésie, l’art, parce ces univers échappent à son petit monde. Les muses fécondatrices du génie humain choisissent rarement les hommes de pouvoir pour inséminer leur inspiration. Devant la création artistique, littéraire, scientifique, tous les humains sont égaux, ne les distinguent que la qualité singulière de leur passion et leur obstination à lui donner vie.
Ptolémée n’avait qu’un seul souci, légitimer et consolider son pouvoir, entrer dans l’histoire comme un monarque des lumières, auquel aucun domaine politique, militaire, économique, social, culturel, n’échappât. Parce qu’il se voulait également un érudit, fin connaisseur de tous les sujets, il assistait assidûment aux cours d’Euclide à l’Académie où il interpella le professeur, comme un étudiant surdoué voulant se faire remarquer, d’où ce dialogue à l’origine de la célèbre citation :
– Je viens de lire ton cinquième livre des Éléments. Il est sans doute fort beau, mais je n’ai rien compris. N’y a-t-il pas un chemin plus court pour définir la notion de rapport ? dit Ptolémée.
– Il n’est pas dans les sciences de voie directe réservée aux rois, répliqua Euclide, qui reprit son bâton et poursuivit son cours.
Euclide était un génie précoce, un esprit anticipateur, un homme libre, pleinement conscient de sa valeur scientifique, indifférent aux sirènes de la gloire. Le savant, qui produisit très jeune ses premières découvertes, malheureusement disparu dans la force de l’âge, était connu pour sa franchise dévastatrice, son caractère frondeur, ses réparties tranchantes, qui ménageaient les faibles et frappaient les puissants. A peine avait-il déposé les trois volumes de son traité à la Bibliothèque d’Athènes, il s’en alla explorer les savoirs lointains le long du Nil, contempler les configurations parfaites des pyramides, taquiner les muses sous le soleil de Gizeh. Il savait que l’art, la poésie, la science, la culture en général, n’avaient jamais obéi à aucun pouvoir, terrestre ou céleste, qu’elles labouraient leurs jardins loin des sentiers battus, qu’elles n’avaient d’autre motivation que l’exploration des savoirs inconnus, d’autre carburant que l’énergie imaginative, d’autre finalité que l’épanouissement intellectuel de l’humanité, et que les monarques véritablement éclairés sont ceux qui ont l’intelligence de reconnaître l’effervescence créative, quand elle émerge, fusse dans les marges délaissées, et de lui fournir les moyens matériels de se réaliser. Si Ptolémée est entré dans l’histoire par le grand propylée, c’est parce qu’il avait cette intelligence intuitive de maître d’ouvrage. Quand le brouillard politique se densifie, le monarque éclairé guette les lueurs des lendemains ensoleillés.
Mustapha Saha
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