Le Banc de la victoire, François Momal (par Patryck Froissart)
Le Banc de la victoire, François Momal, novembre 2020, 144 pages, 18 €
Edition: Editions Maurice Nadeau
Ce plaisant roman de société qui fait irrésistiblement penser à celui d’Alaa El-Aswany, L’Immeuble Yacoubian, a pour décor, lui aussi, cette ville du Caire, vivante, grouillante, turbulente, où se côtoient luxe affiché et misère visible, où s’exprime l’exubérance du paraître et où se refoulent les frustrations du mal-être, où fonctionne à l’époque du récit un réseau occulte mais efficace d’espions à la solde du pouvoir. Le personnage central, Tarek, est un bawab, c’est-à-dire un de ces gardiens d’immeuble devant qui et par l’intermédiaire de qui on ne peut éviter de passer lorsqu’on rend visite à des relations dans les grandes villes d’Afrique du Nord.
Tarek, comme tous ses collègues, a en l’occurrence un statut social bien établi, dont il est fier, et dont il ne manque jamais d’étaler emphatiquement l’importance devant son épouse et ses enfants restés au village lointain, à chacune des visites fort espacées qu’il a l’occasion de leur rendre. C’est que l’immeuble de Tarek, qu’il appelle SON immeuble, n’est pas un bâtiment de bas étage, mais une belle résidence bourgeoise sise sur la rive du Nil…
Il est le cerbère et le prince des lieux. Assis sur ce petit banc bas, au pied de l’immeuble, Tarek filtre l’entrée. Il est assis la plupart du temps ; c’est d’ailleurs ce pour quoi il est essentiellement payé. À l’occasion il peut partager son banc avec un visiteur, un ami, un collègue bawab d’un immeuble voisin. Son banc est le dernier salon où l’on cause.
Tarek, qui traîne la jambe, séquelle d’une blessure militaire subie lors de la peu glorieuse retraite précipitée des troupes égyptiennes qui a mis fin à la guerre des Six-Jours, se fait aider dans ce dur travail par son jeune neveu Karim à qui il apprend le métier. Il a pour unique ami son confrère Younès, bawab de l’immeuble voisin.
Il a lu L’Etranger de Camus, lecture qui l’a profondément troublé.
Il avait aimé la façon dont le héros du livre voyait le monde d’un air détaché, cette façon de fumer une cigarette tout en veillant sa mère morte. Il n’était pas détaché du monde comme Meursault mais cette façon de voir le monde le bouleversait. Il fallait un livre pour le découvrir. Ce livre avait été un coup de poing pour Tarek. Voilà il y avait d’autres façons de voir le monde que celle de Tarek, il y avait cette façon d’un écrivain français qui ne devait pas beaucoup croire en Allah et qui se construisait seul un sens à sa vie.
Sa routine, jusque-là sereine, de bawab content de son sort et de l’importance qu’il se donne, est brusquement bouleversée par l’intrusion dans son existence du commissaire de quartier, qui le somme de lui rendre compte régulièrement des faits, gestes et dires des habitants de son immeuble, et particulièrement d’un officier copte occupant l’un des appartements, dans le contexte plus ou moins palpable des préparatifs secrets de l’offensive surprise de l’armée égyptienne dite guerre du Kippour en 1973. Dans ce climat soudain devenu trouble pour le bawab, le contraste entre ses conditions de vie et celles des habitants de son immeuble fait jaillir tout à coup chez lui le sentiment d’une injustice sociale, accompagné corollairement de la montée d’une frustration sexuelle jusqu’alors contenue.
Ces éléments narratifs, qui viennent bousculer la tranquille situation initiale, provoquent, on s’en doute, une succession de péripéties censées donner au récit toute la tension susceptible de tenir le lecteur en attente. C’est réussi.
L’écriture exprime une forte relation entre le narrateur et le personnage, faite à la fois d’affection, d’amusement, et de dérision. Malgré les défaillances de Tarek, ou grâce à elles, le lecteur est très vite saisi à son tour d’empathie à l’endroit du pauvre homme tiraillé entre son honorabilité de bawab intègre, remplissant dignement et consciencieusement sa fonction et estimé de tous, et les fautes professionnelles et morales qu’il est amené à commettre jusqu’au déclenchement éclair de la nouvelle guerre qui, malgré la défaite, permettra à l’Egypte de récupérer le Sinaï et aux Egyptiens de recouvrer honneur et dignité. La simultanéité de ce que le peuple entier tient pour épopée nationale, et des humbles, obscures, honteuses et piteuses mésaventures de Tarek, fait contraste, évidemment, mais permet au personnage de refermer cet épisode regrettable de sa vie sous les couleurs et les vivats de la victoire (d’où le titre du roman).
Ambiance assurée !
Patryck Froissart
Ecrivain français né en 1960, ingénieur de formation (et consultant dans le civil), François Momal a publié en 2014 un premier roman, Austin TX, Central Time (Ed. Unicité). Il est l’auteur de plusieurs textes et nouvelles parus dans la Revue littéraire en ligne, L’Inventoire, dans la Revue Rue Saint Ambroise, et dans la Gazette de la Lucarne (gazette de la librairie La Lucarne des Écrivains rue de l’Ourcq 75019).
- Vu : 2801