Le Bal des Canotiers, Danièle Séraphin
Le Bal des Canotiers, Editions Complicités, août 2017, 366 pages, 23 €
Ecrivain(s): Danièle Séraphin
Le Bal des Canotiers est placé sous l’égide des Impressionnistes (Monet, Renoir), de la poésie avec Rimbaud et de l’art pictural avec les frères Van Gogh dont la correspondance parsème les presque 400 pages de ce très beau roman virevoltant et léger, au style très classique qui peut surprendre en ces temps d’expérimentation complexe en matière littéraire car il rappelle tout à la fois, entre réalisme et merveilleux, Maupassant (pour le cadre et le traitement des paysages) et, par son côté « contes de fée », l’univers décalé d’Amélie Poulain et celui de Tim Burton. C’est par le personnage de Céleste, gourmande et sensuelle diffusant ses fragrances de simplicité et de bonheur autour d’elle que l’on entre dans cet univers féérique. « Ainsi à la verte coulée d’une colline d’Auvers-sur-Oise, une maison à la noblesse fanée, aux volets décapés par le siècle, abritait cette tendresse mêlée. (…) Sous la gloriette accablée d’un chèvrefeuille et d’un rosier se cachaient une table et deux chaises rouillées. C’était là que Céleste goûtait le mieux ce qu’elle avait accompli : son œuvre palpitante et tressée, de feuillages, de lianes, de branchages et de félicités… Un vélo dans la rue grinçait. Le clocher de l’église tintait. La chatte assise en face d’elle lui contait sa journée avec le pli des yeux… ».
Céleste, c’est la plus jeune des jumelles, Annabelle, la plus « jolie » ? ; elles sont les filles de Carole Grandval, artiste peintre inaccomplie qui les a élevées seule, entre dépression et mélancolie, leur lisant et leur relisant les lettres des frères Van Gogh… « Le mal de produire des tableaux m’aura pris ma vie entière, et il me semble (…) ne pas avoir vécu » (V. Van Gogh à Théo). C’est un roman empreint de poésie et de lumière – par la grâce d’une nature très présente tant dans la vie de Céleste dont l’émerveillement est infini qu’en ces lieux choisis pour cadre de l’intrigue, le village d’Auvers-sur-Oise où sont enterrés les frères Van Gogh – que l’on savoure jusqu’à la dernière page et qui nous entraîne dans une intrigue très tendue où la psychologie des personnages est décortiquée très finement. Céleste, voluptueuse et généreuse, coule une vie simple et paisible dans la maison de leur mère tandis qu’Annabelle mène à Paris une vie de mannequinat superficielle et bruyante. Tout semble les opposer, l’une laide, l’autre belle, mais laquelle est réellement la plus belle dans son corps ? et laquelle la plus laide dans son âme ? Au départ, les deux semblent dans la lumière, mais une lumière très différente, tandis que l’une est sous les spots artificiels, l’autre se baigne nue sous les rayons du soleil. « Dans sa parure d’ombre liquide, pliée sur son reflet dans l’onde, la jeune fille cueillait la fraîcheur à ses pieds pour s’en mouiller.(…) Céleste nue se redresse. Rivière aux genoux, elle est une baigneuse pâle qui déplie sa pudeur, qui s’offre charnelle et confiante à l’attouchement d’un regard. Elle a pour seule chasteté le voile de ses cheveux mouillés sur la peau de ses bras. L’audace de cette chair sculpturale meuble tous les silences ». C’est cette image délicate et lumineuse qui s’offre au premier regard de Hugo, jeune professeur de français qui en fait la découverte par hasard, lui fiancé à une de ces parisiennes longilignes et sophistiquées dont il finira par se séparer pour venir à la rencontre de Céleste et en tomber follement amoureux. « Sa seule présence me comble, écrivait-il. (…) Il savait seulement qu’il avait trouvé son corps d’attache, une anse de chair lourde et maîtresse des eaux de son esprit». Céleste est pourtant présentée comme un laideron, grosse et mal fagotée, portant des verres très épais et disgracieux qui finissent de l’enlaidir mais, nue dans la rivière, dépourvue de ses verres et en pleine lumière, pleine de cette amour de la vie qui ne la quitte pas, en communion parfaite avec la nature, qui saurait résister à cette apparition qui semble sortie d’un Renoir. « C’est quoi être belle ? (…) La beauté était-elle le fruit du seul conditionnement esthétique, ou pouvait-elle exister dans l’absolu ?». Anna, comme elle s’en rendra vite compte quand sa carrière en peu de temps sera presque finie, et qu’elle retournera vivre auprès de sa jumelle (et lui pourrir la vie), est cette beauté superficielle des podiums et des castings, elle n’est qu’abstraction et vide, rien ne sait combler ce néant qu’elle porte en elle et dont Céleste a déjà mesuré l’importance, cherchant à combler celui-ci en l’aimant toujours plus et ce, jusqu’à s’oublier. « Céleste était née avec la main mise d’Anna sur sa volonté. Garrottée, cette laisse gémellaire menaçait d’étrangler, mais la peau en avait si bien avalé la présence, comme un bourrelet d’écorce au col de greffe des cerisiers, que la cadette n’avait nulle prescience du danger. C’était une servitude primitive, immémoriale… ». L’évolution des deux sœurs jusque dans l’inversion finale et confuse génère une tension qui tient le lecteur en haleine quant au devenir de Céleste, jusqu’à la dernière page. Et même si on sait combien la gémellité peut investir de complémentarité, on reste toutefois ébahi devant tant d’abnégation alors que cette sœur diablesse, après avoir tout fait pour évincer le bel amoureux, tentera d’éliminer la douce Céleste à différentes reprises.
Au-delà d’une histoire à la psychologie complexe, Le Bal des Canotiers est de ces romans qui, par la grâce d’une écriture très maîtrisée et de belles trouvailles stylistiques, fait que l’on garde le personnage tout en sensualité et amour de Céleste longtemps après avoir refermé le livre.
« Céleste écoutait les mots germer dans ses entrailles. En elle, elle sentait croître le verbe, et la poésie réjouir son âme plus puissamment qu’un printemps renaissant ».
Marie Josée Desvignes
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