Laura Willowes, Sylvia Townsend Warner (par Delphine Crahay)
Laura Willowes, Sylvia Townsend Warner, janvier 2020, trad. anglais, Florence Lévy Paoloni, 224 pages, 5,10 €
Edition: Joelle Losfeld
Sylvia Townsend Warner (1893-1978) était romancière et nouvelliste, poétesse et musicienne, excentrique et éprise de liberté. C’est de son premier roman, publié en 1926, réédité chez Joëlle Losfeld en 2007 et à présent épuisé, dont il sera question ici.
Laura Willowes, son héroïne, est au début du roman une jeune femme insignifiante de la bourgeoisie anglaise. Enfant docile et insouciante, elle est brusquement jetée dans l’âge adulte par la mort prématurée de sa mère, et devient une maîtresse de maison tout à fait convenable. Elle serait un beau parti… si elle était mariable – or il se trouve qu’elle ne l’est guère. Des lectures peu orthodoxes – pour une jeune femme de son milieu et de son temps, s’entend – et pour lesquelles elle a toujours joui d’une rare liberté, un vif intérêt pour les simples et le brassage, une passion pour les fleurs, une propension à la rêverie et un goût pour la solitude « l’ont jetée hors du monde », comme le souligne Geneviève Brisac dans la préface de cette édition. En somme, c’est une excentrique – comme toute famille anglaise se doit, paraît-il, d’en engendrer une – mais du genre introverti.
A la mort de son père, alors qu’elle n’a que vingt-huit ans, elle quitte le domaine familial pour Londres et la maison de son frère aîné, où elle devient Tante Lolly, l’indispensable mais invisible Tante Lolly – une de ces vieilles filles qui n’ont pas d’existence propre mais vivotent dans l’ombre des familles. Comme Corbière, elle laisse la vie pleuvoir sans la mouiller jusqu’au jour où, vieille chrysalide un peu faisandée – mais pas encore empaillée –, elle entre dans une petite boutique de fleuriste épicier et décide, après une révélation balsamique ou un envoûtement végétal, de se retirer à la campagne, dans un petite village du nom de Great Mop, et d’enfin vivre par et pour elle-même.
Laura Willowes, qui met en scène une héroïne discrètement mais foncièrement fantasque, est un roman passionnant et inspirant à plus d’un égard. C’est le récit d’une évasion et d’une éclosion, tardives mais définitives, qui raconte comment, à presque cinquante ans, on peut briser un carcan familial molletonné et festonné mais étouffant, et virer sa cuti pour « une odeur de forêt bruissante et obscure » – pour un rien, un rien qui change la vie.
Sylvia Townsend Warner y met en lumière les effets pervers des bonnes intentions et les mécanismes psychologiques qui fondent, tissent et, souvent, rancissent les relations entre les membres d’une famille. Elle y analyse avec justesse et finesse les sentiments changeants, les aspirations et les paradoxes du cœur et de l’âme, et pose sur ceux-ci et sur l’existence en général un regard acéré et pénétrant, tout en adoptant un ton assez détaché qui séduit par son élégance, sa légère gravité et un humour d’une ironie acide et réjouissante.
Ce récit montre aussi la joie fervente que procurent les choses infimes et prétendument insignifiantes à ceux qui savent, comme le dit André Dhôtel et comme le fait Laura Willowes, « explorer le domaine étonnamment secret de la banalité ». Il y a enfin, dans ce roman où l’on apprend que les femmes deviennent sorcières pour « montrer [leur] mépris pour l’idée que la vie est une affaire raisonnable, pour satisfaire [leur] soif d’aventure », des épisodes étranges et quelque peu farfelus qui contribuent au charme singulier et puissant qu’il exerce.
Sylvia Townsend Warner appartient à cette catégorie d’écrivains peu connus et même méconnus, oubliés on ne sait pourquoi – probablement pour de mauvaises raisons – et qu’il faut, à mon sens, s’empresser de découvrir.
Delphine Crahay
- Vu : 1910