Langage-action à propos de trois livres, par Yasmina Mahdi
(1) Marchand de sang, Kadhem Khanjar, Plaine Page, coll. Calepins, juin 2017, trad. arabe (Irak) Antoine Jockey, 100 pages, 15 € (voir le site de Kadhem Khanjar : tapin2.org)
Le titre et la couverture de ce livre bilingue, arabe et français, annoncent un état du monde arabe contemporain, celui de l’Irak, brisé, déchiqueté. Le sang coule non pour irriguer la vie mais pour l’ôter. Selon le jeune auteur Kadhem Khanjar, né en 1990 à Babylone – la première mégalopole du monde antique, le berceau de nombreux mythes civilisateurs –, la peur côtoie la mort et fait place à un ennui morbide. L’amertume, la dévastation, l’humiliation et la terreur accompagnent le décompte macabre des assassinats. L’odeur du sang s’insinue sous la peau, dans le cerveau, dans les pleurs, dans la crainte d’une prochaine explosion.
Les larmes, serpes minuscules
Que l’on ne peut retenir, même avec nos yeux
Le leitmotiv obsédant des sentiments qui tenaillent l’auteur scande son ouvrage poétique de la répétition de mots criés à la face du monde mais témoigne aussi d’une formidable force intérieure. Tout part en lambeaux (de chair d’enfants, de femmes, d’hommes, innocents), même les objets intimes, dans les déflagrations meurtrières.
J’ai rêvé de ma mort dans un attentat à la voiture piégée
(…)
Tes cheveux pris dans le peigne
Et même les petits poils restés sur la pince à épiler et entre les lames du rasoir Tes souliers usés
Les flacons de shampoing et de parfum vides
Écrire, c’est le goutte-à-goutte de la survie. Et en cela, c’est salvateur. L’Irak reste un pays dévasté par un conflit fratricide de huit années avec l’Iran puis par une guerre impérialiste, une invasion américaine, commencée en 2003 (guerre non justifiée selon la Commission Chilcot 2016). Les pertes en vies humaines, les destructions du produit intérieur brut, les déficits économiques et sociaux se trouvent relayés passivement par les médias internationaux comme un spectacle de jeux vidéo. C’est triste, mais il y a de la part de K. Khanjar une parole pour chacun, sans parti-pris, pour que, quand même, au-delà des exécutions et des cadavres, subsiste l’espoir. Par la langue même du poète. Et une possible réparation.
Les prises de vue de Marchand de sang ne sont justement pas à cet égard de simples reportages télévisuels, formatés et relégués dans le brouhaha des faits divers, mais une implication réelle de la part de l’auteur, debout, faisant face à ce cauchemar, au milieu de ruines. Nous pourrions penser en lisant Kadhem Khanjar à la théorie d’Adorno sur l’image de la ruine et de son absolue négativité, qui repousse les frontières de l’horreur, c’est-à-dire quand l’on atteint au paroxysme avec la possibilité de la catastrophe finale. Indicible atteint lorsque le jeune auteur écrit des poèmes en pleine guerre, non pas après mais en pleine barbarie. Une situation non choisie par lui mais subie, de domination totale. Un conflit ethnique et religieux, économique et politique ayant pour but l’éradication aveugle de l’autre, devenu un ennemi – une boucherie humaine.
Sur la photo ses cheveux sont blonds et ses yeux verts
(…)
Parce que son cou était trop court, ils n’avaient pas détaché sa tête de son corps
Ainsi, la présence et les diverses expressions corporelles d’une grande simplicité des photographies de K. Khanjar lui permettent une résistance devant l’insoutenable, là où ne règnent plus que le chaos et l’anéantissement. Dans une performance de langage-action, le poète déchire de menus morceaux de papier qu’il plaque comme par dérision sur des carcasses de voitures piégées, dans un environnement saccagé. D’autres poètes se joignent à lui pour une lecture de textes dans un dangereux champ de mines, parcourant des espaces où même les cimetières sont détruits ; la mort de la mort…
(2) Livres-manifeste
Black is Black, Jacques Rebotier, Plaine Page, coll. Les Oublies, juillet 2017, 16 pages, 5 €
Rangé dans un joli cornet où une monture de lunettes de soleil apparaît sur un fond noir, Black is Black est ce qu’on appelle un livre-objet. Le texte écrit par Jacques Rebotier – écrivain, musicien (compositeur associé au Quartz de Brest), comédien, metteur en scène –, est une déclaration d’amour aux Indiens et une sorte d’énumération de ce qui porte le nom Black aux États-Unis d’Amérique. À tout ce qui est blackboulé.
Le noir peut être une couleur et arborer un synonyme de résistance d’un groupe ou d’un individu, mais peut également être empreint de symboles négatifs, terreur et diabolisme.
Les « missiles » : des « envoyés » (Du ciel).
Des prêtres bénissent les bombes.
Il est aussi question de l’Irak bombardé, autant par des espions blancs ou masqués, que de cabinet noir de l’espionnage qui déversent sur les hommes des poisons transparents (gaz mortels) à l’aide d’objets noirs lancés par d’autres engins noirs, cuirasses meurtrières.
Black is Black est un camaïeu de la couleur qui englobe toutes les teintes chromatiques.
(3) Terminal Language, Jean-François Bory, Plaine Page, Calepins, juin 2017, 16 pages, 5 €
Jean-François Bory, l’auteur, a passé son enfance et son adolescence au Vietnam, s’intéresse à la littérature et aux revues littéraires et artistiques depuis l’âge de douze ans. Il se présente en disant craindre par-dessus tout, les voyages et la duplicité.
Terminal Language, au titre en anglais et en majuscule, est un récit composé d’injonctions et d’interjections. Un terminal, c’est l’extrémité d’un réseau de communication permettant d’enregistrer une transaction, ici, une banque de mots. Un terminal désigne aussi une infrastructure, un endroit de débarquement ou d’embarquement, un lieu ancré ou amarré pour une circulation fluide mais limitée. Ici, il s’agit peut-être d’un livre plastique conçu comme une machine à langage, une machine programmatique. En effet, ne s’agit-il pas de l’arrêt de la langue réduite au seul slogan ?
Ce livre d’artiste expérimental porte tout à la fois sur la recherche typographique, le collage, la découpe signalétique et la poésie performative. Le rectangle, le carré sont les formes dominantes des mises en page, où l’on ne trouve point de cercles.
Terminal Language ressemble à un manifeste, par cette recherche libre à base de lettres découpées et recréées, parfois surlignées, à une lettre anonyme, une calligraphie libre. J.-F. Bory opère avec l’art du détournement et une voix d’adresse : you. Des post-it en version libre nous délivrent cette forme particulière de la poésie concrète, où les signes plastiques interagissent avec des apophtegmes de poèmes codés. Le noir détoure, entoure et recouvre les mots américains de ce poète ayant perdu un œil.
Yasmina Mahdi
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