Lait et miel, Rupi Kaur (par Nicolas Grenier)
Lait et miel, Rupi Kaur, éditions Charleston, octobre 2024, trad. anglais, Sabine Rolland, 296 pages, 24,90 €
Cent mille milliards de roupies de madame Kaur
Rupi Kaur signe la mondialisation de la poésie, comme Machi Tawara et son Anniversaire de la salade en 1987, ou encore Lang Leav et son Love & misadventure, en 2013. Cette jeune fille de la diaspora sikh est l’expression du multiculturalisme, le Pakistan, l’Inde, le Canada. Depuis le 13 novembre 2014, la légende de Rupi Kaur se construit comme une aventure poétique jusqu’aux colonnes du New York Times. Dans le recueil de poèmes Lait et miel, le conte de fées brille de mille et une étoiles. À l’image d’une star de la musique populaire, de Lady Gaga à Taylor Swift, elle a ses fans, ses tournées, son show sur Amazon Prime Vidéo. Dans la mondialisation économique, politique, culturelle, la poésie se transforme en une activité lucrative.
Cette poésie populaire se compose de lignes et de mots, tout en couleurs. Elle est un patchwork de formes : vers, prose, fragment, proverbe, dicton, conte, haïku… Sans rimes, sans majuscules, sans ponctuation, elle s’apparente à un journal intime, où Rupi Kaur se livre corps et âme. Comme tout artiste, elle a des hauts et des bas. Dans ce journal de bord se détachent quelques feuilles de mélancolie. Chaque page porte les stigmates de ses blessures, légères ou profondes. Au fond de l’abîme, de Louise Labé à Sylvia Plath, la poésie est la dernière amie. En pleine déprime, la jeune fille qui a des bleus à l’âme s’exclame :
alors souvent
la seule raison qui te fait dire
que tu es toujours en vie
c’est ta cage thoracique qui se soulève
De la souffrance à la résilience, la poésie a l’air d’une thérapie brève. Elle prodigue à toutes les femmes une sagesse des Temps modernes. Aux yeux de huit milliards de Terriens, Rupi Kaur est la grande sœur, la petite sœur, sa propre mère qui part en quête d’une âme sœur. Égocentrique ou tantrique, cette petite princesse de la poésie surfe entre le monde réel et le monde virtuel. Sur le divan du réseau social Instagram, elle met des images sur les mots, pour mettre son cœur à nu. Face aux écrans, cette poésie courte, légère, triste s’inscrit dans la logique du monde contemporain. Sur la Toile, Rugi Kaur étend sa zone d’influence poétique. Face aux Anciens, d’Amrita Pritam à Maya Angelou, elle représente la poésie des Modernes.
À la fois naïve et dure, cette poésie à l’eau de rose est la traduction du monde contemporain, un précipité, un concentré, un instantané. À l’heure de l’échauffement climatique, cette femme à fleur de peau prend racine dans la Mère Nature, entre le miel des Dieux et le lait de la mère. Le lait symbolise la pureté, la douceur, la fertilité, autant que le miel incarne la douceur, l’abondance, la guérison. Sur le marché planétaire, l’amour, à travers la passion, la rupture, le pardon, devient un credo poétique :
tu n’étais peut-être pas mon premier amour
mais tu étais l’amour qui a rendu
toutes les autres amours
insignifiantes
Dans un monde d’apparences, Rupi Kaur dévoile son intimité de fille, à travers une poésie sans tabou. Entre la médecine et la psychologie, elle expose, de façon décomplexée, ses menstrues, sa silhouette, ses poils. Défenseur des droits de la femme, cette artiste libre peint cinquante nuances de femmes, de la femme violée à la femme hypersensible. Depuis cette confession poétique d’une jeune femme du XXIe siècle, entre kitsch et marketing, Rupi Kaur fait école, de l’Amérique à l’Europe.
Nicolas Grenier
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