La Zone Souvenirs d’un gardien de camp, Sergueï Dovlatov (par Gilles Banderier)
La Zone Souvenirs d’un gardien de camp, mai 2019, trad. russe Christine Zeytounian-Beloüs, 190 pages, 14 €
Ecrivain(s): Sergueï Dovlatov Edition: La Baconnière
La littérature relative aux camps soviétiques forme un ensemble immense, dominé par L’Archipel du goulag et les Récits de la Kolyma. L’anthologie de Luba Jurgenson et Nicolas Werth dans la collection Bouquins permet une première orientation. On a le sentiment qu’à la fois tout est dit (il paraît impossible de dépasser Soljénitsyne ou Chalamov) et que rien n’est dit, car aucune œuvre, si grande soit-elle, ne rendra jamais compte de ces millions de vies brisées. Dans la balance du monde, jamais la littérature ne pèsera le poids du mal. Il arrive cependant que des éditeurs sérieux découvrent des perles, ainsi La Zone de Sergueï Dovlatov. Installé au Kazakhstan, le camp en question est destiné aux détenus de droit commun. S’y retrouvent des assassins (p.15), mais surtout des ivrognes et des voleurs qui, une fois derrière les grilles, continuent à boire et à voler. Dovlatov est, si l’on veut, du mauvais côté de la barrière : durant son service militaire, il fut affecté dans ce camp comme gardien. Il y a un romantisme et une mythologie du prisonnier ; il n’y en a pas du gardien.
Dans ce camp, les geôliers ne sont pas là pour tuer les gens (sauf en cas d’évasion), mais pour les empêcher de s’enfuir, les faire travailler (le rôle économique des camps soviétiques n’était pas négligeable) et, dans la mesure du possible, les rééduquer. Certes, les détenus ne sont pas libres, mais sont-ils vraiment moins libres que le reste de la société ? N’étant pas mû par des ressorts idéologiques, le gardien considère son emploi comme un travail ordinaire, au même titre qu’un épicier ou un balayeur de rues. Une fraternité ambigüe le lie aux détenus dont il a la garde. Après tout, rien ne peut lui garantir qu’il ne finira pas un jour ou l’autre à leur place, d’autant plus que – et c’est la leçon du livre – le camp apparaît comme un milieu deshumanisant, à la fois pour les prisonniers, mais aussi pour ceux chargés de les surveiller. Le sort des gardiens, coupés de leurs familles, qu’ils ne rejoignent qu’à l’occasion de rares permissions, n’apparaît pas enviable. Cet effacement de la frontière entre geôlier et prisonnier fut-il un aspect volontaire de l’égalitarisme communiste ?
Gilles Banderier
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