La Voie du large, Michèle Finck (par Marc Wetzel)
La Voie du large, Michèle Finck, Les Cahiers d’Arfuyen, janvier 2024, 224 pages, 17,50 €
Bien sûr, il n’y a pas de voie du large : une « viastitude » serait un mot-valise sans sens ni humour. Une voie, c’est un chemin à suivre, une suite de moyens à mettre en œuvre, un couloir praticable vers un but ; et le large, c’est la vastitude, ce sont les hauts-fonds, c’est l’horizon où fuir, c’est l’immensité faite pour s’éloigner. Une voie du large serait donc impraticable : comment espérer passer par ce qui nous dépasse ? Ou, à l’inverse : en quel couloir déguiser l’immensité ? Ce serait vouloir rayonner étroit (par ondes centripètes !), ou héler sélectivement (urbi et orbi, mais en aparté !), et on ne le pourrait pas, même si (absurdement, ou dépressivement) on le voulait ! Une voie du large ferait bien plutôt voie d’eau au large, ou ne vaut que comme régressive métaphore (telle une Voie Lactée, qui n’est, de fait, ni voie ni allaitante !).
Mais le large attire, délivre, et peut-être même guide ! La largeur d’esprit est voie de tolérance, la largeur de cœur voie de consentement ; celle d’un fleuve est promesse d’abondance ; la largeur d’un vêtement permet gestes plus amples, et comme générosité et mansuétude des mouvements (comme l’« élargissement » d’un captif l’indique, même s’il n’est jamais garanti et peut désorienter, mais donne latitude, en tout cas forme beau risque à offrir : un piéton du large, s’il risque la noyade, ne craint en tout cas plus d’y piétiner !). Pour le dire brutalement, une conversion facile signalerait un Dieu peu palpitant ! Et, inversement, un choix du large qui serait une formalité, qui ne douterait pas de lui-même, qui n’aurait pas aussitôt à inventer sa nage, prétendrait (dérisoirement) trouver l’abîme où il a pied. Le doute est le propre de l’homme parce que l’homme ne peut savoir (mais il peut seulement deviner, ou supputer, ou oser) ce qui le rend humain. Il est, dit l’auteure, comme une « ébauche » géniale, qu’il devine être animalité (mystérieusement) dégrossie, mais sans savoir comment faire aboutir, ni pourquoi accomplir, ce qu’il commence à faire apparaître.
La poésie de Michèle Finck est, sans surprise, à la fois danse d’un doute et chant de résolution. Le doute (comme une « cigüe sous la langue ») accompagne, comme leur ombre, la représentation humaine de l’avenir (c’est elle qui fait le balancement entre crainte et espérance), mais aussi l’invisibilité de la conscience (sans elle, à quoi bon s’assurer des intentions et des jugements d’autrui ? et l’idéalité des valeurs et principes (il n’y aurait ni scrupule ni embarras du choix si le réel suffisait à nos justifications) : l’enfant doute que ses parents restent ensemble (« Brèche dans l’origine », p.19), la jeune fille doute de sa vocation, de son authentique « surrection » (« Vocation : équarrir le doute jusqu’à la racine », p.21), l’adulte confinée (en 2020) doute qu’une nécessaire mutation mérite pareille catastrophe, l’écrivain se demande (p.26) si le doute doit porter sur l’écriture, ou si au contraire l’écriture n’est pas « la battue » même « du doute en nous ». Est-ce Dieu qui guide notre doute même sur lui (comme le Christ, dans l’estampe de Dürer, accompagne lui-même la main de Thomas jusqu’à sa plaie, p.22), ou, à l’inverse, est-ce à nous de porter au nom de Dieu le doute sur l’humanité de nos lois (comme Antigone, p.27, entend rendre sépulture à celui même qui a trahi la vie) :
« Poèmes : Sépultures pour les aimés.
Mais moi – si maladroite
en poésie et en sépulture –
serai-je capable ? Le doute
roc en gorge m’étrangle à ta vue
Antigone ma sœur qui prend feu » (p.27).
Michelle Finck, dans ce recueil, se résout donc (oui, résolution et résignation mêlées !) à aller là où le doute serait impossible, ou inutile (c’est-à-dire non pas simplement contre-productif, mais simple pléonasme, vaine redondance). Comme Pascal, elle cesse de douter en s’agenouillant (car son corps y prend l’entière responsabilité de la foi ! p.133), comme Valéry elle cesse de douter en nageant (on ne peut plus être incertaine quand « un poème » veut vous « sortir du corps », p.117, et que « ce n’est plus le moi qui nage/ ça nage en lui/ et rayonne », p.118), comme Kafka ou Richard Strauss (p.180), elle cesse de douter en muant et se métamorphosant (de même qu’Einstein disait qu’on ne règle pas un problème sans sortir du langage qui l’a posé, de même le têtard ne change de milieu qu’en changeant son propre plan d’organisation, « jouant son va-tout », p.181, contre le rien)… jusqu’à, peut-être (p.118) l’androgynie où tout balancement cesse pour qui se sent devenir l’un et l’autre plateau ?
Ici, la voie du large n’est pas androgyne, mais elle est symbiotique, comme vocation d’unir musique et poésie. C’est une façon inattendue, mais logique, de dissiper le doute. Comte-Sponville dit prosaïquement : on ne sort du doute que par le sommeil ou l’action (parce que dans les deux cas, la certitude complète est nécessaire – son absence nous réveillerait ici ou briserait, là, notre élan). Tout se passe alors comme si, chez Michèle Finck, la musique est là pour mettre le monde des choses en sommeil (en rendant, comme dit Francis Wolff, les sons auto-suffisants, indépendants des bruits du monde comme des mots du langage) et la poésie, elle, pour faire agir par eux-mêmes les mots (elle rend en quelque sorte les mots auto-récitants, elle les oblige à déclamer ce qu’ils sont tout en servant ce qu’ils expriment). Lors des phases de confinement, comme elle le confie longuement, l’auteure, accro à la radio (à l’« igloo sonore » que celle-ci bâtit, autant qu’au « mikado sonore » qu’elle installe, en une sorte de projet transitionnel !), écrit sous la dictée de la musique. Dans la musique, les événements n’ont plus besoin des choses pour se causer les uns les autres, mais aussi son auditrice s’y sent devenue pour elle-même « aussi anonyme qu’une tombée de neige » (p.189). La phrase musicale est comme une proposition que personne ne dit, une ébauche qu’il n’y a personne pour contresigner ou commenter. « L’âpre ébauche » doit alors oser les mots, oser « s’accomplir » en formules dansant de personne à personne : c’est là la poésie !
« Pour que musique soit pleinement
vécue faut-il la laisser voler
libre comme le divin rossignol
du conte d’Andersen ? sans chercher
à la capter par des mots ? Ou peut-elle être retenue
fragile jubilante dans quelques vers d’un poème ?
Mon destin de vivante n’est-ce pas toi
poème-précipité-de-musique ? » (p.190).
La voie du large est ainsi le titre même de la septième partie de ce fort et douloureux recueil : une « cantillation du doute et de la grâce ». Choix de la confiance : la foi seule accueille le peut-être dans l’être qu’elle veut pour lui.
Marc Wetzel
Michèle Finck, poète née à Mulhouse en 1960. Universitaire et traductrice (de l’allemand). Une œuvre forte, douloureuse et belle. On lira avec profit et émotion ses deux précédents recueils : Sur un piano de paille, Variations Goldberg avec cri (2020), et La ballade des hommes-nuages (2022) – l’un et l’autre chez Arfuyen.
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