La visibilité de l’image, Histoire et perspectives de l’esthétique formelle, Lambert Wiesing
La visibilité de l’image, Histoire et perspectives de l’esthétique formelle, Lambert Wiesing, éd. Vrin, décembre 2014, traduit de l’allemand par Carole Maigné, 320 pages, 30 €
Qu’est-ce que la Beauté ?, René Villemure, Ebook, 2011
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Photos ebook reproduites, Marc Michiels
Qu’est-ce que la Beauté ? / La visibilité de l’image, Editions Vrin
« La chair du monde décrit la visibilité et le devenir visible des choses même ».
B. Waldenfels
Lambert Wiesing, titulaire de la Chaire « théorie de l’image comparative », depuis décembre 2008, Président de la théorie de l’image et de la phénoménologie de 2005 à 2008, est aussi Président de la Société allemande pour l’esthétique.
Son ouvrage, La visibilité de l’image, histoire et perspectives de l’esthétique formelle, fut écrit au début des années 1990 et réédité en 2008. A l’époque, il n’était pas d’usage de parler de la « théorie de l’image ». Aujourd’hui, l’auteur préfère parler de « visibilité de l’image », d’imagéité, comme production d’une pure visibilité, dans le cadre d’une ébauche de la « théorie de l’image ».
Au regard de cette nouvelle parution aux éditions Vrin, Lambert Wiesing revient sur un ensemble de concepts (science de l’image, sémiotique de l’image, ou esthétique) qui se sont imposés aujourd’hui mais qui semblent pour l’auteur insuffisants à répondre exactement à l’enjeu spécifique que décrit La visibilité de l’image.
A savoir : « les images ne se distinguent pas des objets par leur caractère de signe mais par leur pure visibilité. Car en toute chose visible du monde – quoi que cela signifie au-delà de cette métaphore – la visibilité est une visibilité “accrochée” à la substance ». La chose visible dans l’image n’y est pas présente réellement, mais possède une présence artificielle, un « fantôme » en quelque sorte, comme le dit Günter Anders. Quand au terme « pure », celui-ci signifie simplement « exclusivement », ce qui est visible sur une image. L’image rend visible un monde auquel rien ne s’accroche de sa pesanteur physique, comme débarrassé « du rapport causal entre les choses dans le monde ». Mais pour autant, ces images ne sont pas débarrassées des « signes » quelles peuvent nous montrer.
Ce qui intéresse l’auteur, c’est de définir son caractère essentiel, dans le champ des possibles, conscient qu’un tel concept met forcement de côté d’autres aspects, tels que : les propriétés de l’image, sa signification, le contexte historique, les intentions de l’auteur, quitte à être volontairement réducteur. Tout comme Jean-Paul Sartre qui la posa de manière analogue, dans son ouvrage Qu’est-ce que la littérature (Gallimard, 1948), la seule question qui mérite d’être réfléchie pour l’auteur : « Qu’est-ce qu’une image ? »
En d’autres termes, toute image est une contradiction visible entre présence et absence, sa visibilité est plus fondamentale que sa lisibilité :
« Cesse de vouloir interpréter le monde en produisant une image de la réalité visible, et tente à la place de comprendre la création de l’image comme construction d’un objet où la visibilité serait une forme autonome de l’être ! », ainsi K. Fiedler synthétise-t-il l’origine de l’activité artistique.
Lambert Wiesing propose de retracer la généalogie conceptuelle de ce que l’on désigne volontiers comme l’iconic turn de notre époque, en plaçant l’esthétique formelle des 19e et 20e siècles au centre de son analyse comme un lieu théorique essentiel de la théorie actuelle de l’image. Il élabore un modèle de relation entre la pensée de Robert Zimmermann (1824-1898), Alois Riegl (1858-1905), Heinrich Wölfflin (1864-1945) et Konrad Fiedler (1841-1895) pour confronter cette « cartographie mentale » des savoirs, à celle de Maurice Merleau-Ponty (1908-1961) et de Charles Morris (1901-1979).
Le style au lieu de la Beauté ?
Dans la seconde moitié du 19e siècle, la beauté ne semble plus être une interrogation nécessaire auprès des esthètes dont fait partie Alois Riegl. Ce dernier défend une thèse visant à définir que : « Tout ce qui est, est beau, mais tout ce qui est, n’a pas nécessairement de style ».
Les relations immanentes d’une image peuvent être semblables pour des images au contenu différent comme pour des images au contenu similaire, et ce, sans penser à un medium particulier. Lorsqu’il s’agit d’une image ayant une structure de rapports picturaux, il est nécessaire de prendre en compte la liaison entre les choses représentées dans la transition des formes.
Parler d’une représentation optique indique que le producteur de cette image restitue avec ses formes des valeurs de sensations que seul un œil perçoit et que l’on ne peut toucher comme tel qu’avec la lumière, la couleur, les ombres. Ce qui est tout autre dans une représentation haptique qui s’apparente au dessin, manifestée dans le fait que seule la ligne de contour peut illustrer une transition nette et exacte entre les formes.
La pensée de Riegl se comprend mieux aujourd’hui grâce à la philosophie de Michel Foucault, et notamment par la formation des modalités énonciatives, L’archéologie du savoir, 1937 : les relations immanentes constituent la formation d’un discours, c’est la manière dont ces différents éléments sont mis en rapport les uns avec les autres, qui rend possible ce qui est dit. Ces pensées s’appliquent aussi aux images, comme le style, elles rendent possible ce qui est rendu visible.
Alois Riegl développe un concept de production de l’image qui impose toujours ses exigences à ceux qui la produisent, mais que ces derniers décident de suivre volontairement : « Les choses naturelles se révèlent au sens visuel de l’homme comme des figures isolées, mais liées en même temps à l’univers en constituant un tout infini ». Pour Riegl, la forme exacte de la nature est par essence indéterminée, pensée que l’on peut retrouver dans L’œil et l’esprit de Maurice Merleau-Ponty (Gallimard, 1960) : « Il n’y a pas de ligne visible en soi, ni contour de la pomme, ni la limite du champ et la prairie n’est pas ici ou là, qu’ils sont toujours en deçà ou au-delà du point où l’on regarde, toujours entre ou derrière ce que l’on fixe ».
En se détournant de la beauté pour se tourner vers le style, Riegl développe la possibilité des possibles comme une esthétique formelle qui ne peut se produire sans une décision, non pas résolue logiquement mais en fonction d’une volonté. La visibilité est en quelque sorte un vouloir artistique, les réflexions de Riegl, tout comme les pensées fondamentales de l’esthétique formelle se répondent dans la philosophie d’Arthur Schopenhauer (1788-1860).
Il n’est pas question ici de rendre « visible » l’ensemble des concepts de l’ouvrage que développe Lambert Wiesing, fondements esthétiques à la logique des relations, à la structure relationnelle de l’intuition, à la logique des relations de l’image, aux paradigmes de l’esthétique formelle… Mais de poursuivre l’évolution du concept de la beauté dans la notion de l’imagéité.
De la Beauté à la manière de voir ?
Le Mot & la Chose a interrogé René Villemure, éthicien, esthéticien et auteur d’un ebook intitulé Qu’est-ce que la Beauté ? Ses travaux s’articulent autour des concepts de valeurs et de sens, postulant que « nommer, c’est dire avec du sens ».
Le Mot & la Chose : Quels sont les liens qui existent entre la Beauté et l’éthique, tant dans leurs similitudes que dans leurs points de friction ?
René Villemure : On admet généralement que le bon et le juste sont « beaux », c’est-à-dire qu’une « bonne action » est, en soi, une « belle action ». Cette affirmation n’est pourtant, dans les faits, qu’une demi-affirmation. Il faut poursuivre le raisonnement en demandant « si le bon est beau, le beau est-il nécessairement bon ? » et, là, la réponse ne s’impose pas d’elle-même. Pour mieux comprendre, il faut faire retour chez les Grecs, pour qui la philosophie était divisée en trois grands axes : le politique qui visait le « Bon dans la Cité », l’esthétique qui se souciait du « Beau », et l’éthique qui avait comme champ d’action la recherche du « Juste dans les circonstances ». Les Grecs appelaient, d’ailleurs, kalos kagathos le citoyen qui avait une conduite « belle et bonne », c’est-à-dire empreinte de culture et de vertu. On dirait, de nos jours : une conduite éthique. Ces trois éléments étaient donc considérés comme étant nécessaires au bien-être de la Cité. Ou, pour le dire autrement, au fonctionnement harmonieux d’une société. Le « Bon », le « Beau » et le « Juste » ont toujours été intimement liés ; il est conséquemment raisonnable de postuler que la Beauté ne peut advenir sans ces deux autres éléments constitutifs que sont le Bon et le Juste. Ces critères peuvent aussi être attribués aux œuvres d’art.
MC : Qu’est-ce qui vous a intéressé dans le travail textuel et photographique des artistes mis en avant dans votre ebook « Qu’est-ce que la Beauté ? » Est-ce une vision personnelle, culturelle ou autre ?
RV : L’E-Book sur la Beauté procédait avant tout d’une quête collective, ce que l’on appelle maintenant « crowdsourcing » ou « approvisionnement par la foule ». J’ai voulu, en lançant la question sur les médias sociaux, pouvoir juxtaposer et faire apparaître les contrastes entre les différentes réponses et interprétations à la question « Trouve-t-on une chose belle parce qu’on l’aime ou l’aime-t-on parce qu’on la trouve belle ? ». Plus de 2500 personnes se sont manifestées et ont proposé leurs perspectives sur la beauté ; leurs réponses furent classées par thème (séduction, amour, dualité, philosophie et perceptions) pour en faciliter la lecture. Pour illustrer l’E-Book, j’ai demandé à deux photographes dont la démarche est fort différente. Marc Michiels, par ses abstractions, révèle le monde au-delà du langage, au-delà des mots. Pour comprendre ses photos, il faut délaisser le langage et créer un lexique méta-langagier, voire nouménal. Dans l’E-Book, Marc Michiels nous offre l’abstraction de la Beauté. Le second artiste, Martin Rondeau, est connu pour ses tissages et transformations photographiques ; il repousse les limites de la beauté en jouant avec les tabous, créant ainsi un inconfort émotif. Figuratives, ses œuvres sont porteuses de leurs propres réalités, situées hors du simple cadre de la compréhension initiale du sujet. Le texte et les images sont accompagnés d’une musique originale de Jeannot Bournival, un musicien jazz iconoclaste : celui-ci a su proposer une trame sonore qui porte les images et les mots. La musique de Bournival est un moment hors du temps, un récit sans paroles. Les trois artistes, dans leurs démarches croisées, proposent une vision de la Beauté qui se situe hors du monde, hors des canaux ou des canons faciles et habituels. On ne peut rester indifférent devant ces œuvres sans territoires, universelles parce que venues de nulle part. Pour le dire avec Alois Reigl, les œuvres des trois artistes « rendent possible ce qui est visible ». Il est vrai que nul ne peut rester insensible à la Beauté…
MC : Interroger la vérité artistique d’une œuvre revient à s’interroger sur l’harmonie interne des relations, sur ce qui fait son unité esthétique. Selon vous, la vérité de l’art est-elle la valeur de « révélation du monde », comme le dit Martin Seel, c’est-à-dire voir le monde avec les yeux de l’artiste ? Est-ce l’efficacité d’une manière de voir innée ou apprise ?
RV : « L’origine de l’art, c’est l’art » affirmait Hegel, avant d’ajouter que « … l’art est le conflit amoureux du monde et de la Terre ». Wittgenstein, philosophe du langage, suggère pour sa part que « ce qui peut être montré ne peut être dit »… C’est la limite du langage, la ligne de démarcation entre le joli et la Beauté. Le joli, c’est le visible. La Beauté, c’est le ressenti et on ne peut ressentir que du vrai. Lambert Wiesing ajoute au raisonnement en disant que « … la chose visible dans l’image n’y est pas réellement, mais possède une présence… », c’est la Beauté, c’est-à-dire ce point de jonction improbable entre le Juste, le Bon et le Vrai. Sans ces trois attributs, l’œuvre, picturale, littéraire ou photographique, figurative ou abstraite, ne serait que jolie, et non Beauté. C’est la raison pour laquelle on peut dire que c’est la Beauté, c’est-à-dire le ressenti, qui donne toute valeur esthétique à une œuvre.
MC : La Beauté serait-elle alors multiple et Un dans sa singularité ?
RV : La question de l’Un et du multiple est un dilemme classique en philosophie esthétique. Aucune réponse définitive ne saurait clore ce débat mais, en tant qu’esthéticien et pour le dire en quelques mots, j’aime bien ajouter au débat en suggérant que les formes de la Beauté ne sauraient être universelles, mais que le ressenti est celui de l’Un. Devant la Beauté, les mots manquent, ne reste que le souffle, le souffle de vie, qui, lui est Un.
Article et entretien réalisés par Marc Michiels pour Le Mot et la Chose
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