La violette du Prater, Christopher Isherwood
La violette du Prater (The Prater Violet). Traduit de l’anglais par Léo Dilé. Grasset Cahiers rouges avril 2014. 150 p. 7,90 €
Ecrivain(s): Christopher Isherwood Edition: Grasset
Dans l’œuvre d’Isherwood, pourtant très fournie, il n’y a que des chefs-d’œuvre. Certes « Adieu à Berlin » y fait figure de sommet mais ce roman-ci est aussi l’œuvre d’un maître. Tout l’art d’Isherwood s’y retrouve, cette capacité à glisser sur la toile de fond sombre de l’histoire du XXème siècle pour se réfugier – et nous réfugier – dans le destin somme toute trivial de personnages romanesques.
Romanesque, comment l’être plus que la figure centrale de ce livre : Bergmann, metteur en scène de cinéma digne du personnage de Falstaff du grand Will. Enorme, baroque, génial, bruyant, agaçant, attachant ! Le narrateur, le jeune écrivain/scénariste « Isherwood », mais oui, en est tout ébouriffé mais fasciné surtout. Les quelques semaines partagées à travailler avec Bergmann à la réalisation d’un film, « la violette du Prater », seront pour lui un vrai parcours initiatique. Pas seulement au plan professionnel, mais surtout au plan humain.
Les scènes désopilantes se succèdent sous les yeux ébahis des collaborateurs du film et d’Isherwood.
« De temps en temps, il découvrait quelque objet qui n’était évidemment pas le bon, le tenait un instant devant lui comme le cadavre nauséabond d’un rat, puis le rejetait avec un reniflement dégoûté, ou quelque exclamation telle que : « Abominable ! Scheusslich ! Vraiment trop bête !... » Je le vis exhumer de la sorte un gros calepin noir, un miroir de toilette, un flacon de lotion capillaire, une ceinture abdominale… Enfin un « Mein Kampf », sur le quel il appliqua un baiser avant de le jeter dans la corbeille à papier. « Je l’adore ! » me déclara-t-il avec une grimace bouffonne. »
Auprès de lui – derrière lui serait plus exact – Isherwood. Besogneux scribouillard, maladroit et naïf et qui bénéficie de l’affection du maître, pour des raisons obscures et qui appartiennent au seul Bergmann. Chargé d’écrire les dialogues du film il fait très vite l’expérience de la difficulté immense … d’être simple, lui l’intellectuel de service. Mettre des mots dans la bouche d’un marchand de saucisses !
« Etre en mesure de faire parler des gens n’a rien de vulgaire. Un vieil homme qui vend des saucisses n’est pas vulgaire, sinon dans le sens originel du mot : « qui fait partie des gens du peuple. » Shakespeare aurait su, lui, comment s’exprimait ce vieil homme. Tolstoï l’aurait su. Moi je l’ignorais car en dépit de mon socialisme de salon je n’étais qu’un snob. Je ne savais faire parler personne, excepté les élèves des grandes écoles et la bohême neurasthénique. »
Nous sommes à Londres dans les années 30. L’époque est aux menaces mondiales et elles font basse continue à ce roman. En arrière plan des hauts et des bas de cette production cocasse, on entend le bruit et la fureur qui montent en Allemagne, en Italie, en Autriche. La biographie d’Isherwood, comme dans toutes ses œuvres, n’est jamais loin, lui qui a fait de sa vie la matière fictionnelle de ses romans. Il dit les fracas de l’histoire et les déchirements intimes mais d’une plume légère et drôle.
C’est dans Bergmann, dans l’âme vivante et magnifique de ce personnage démesuré, que Christopher Isherwood fait se croiser les fils de l’histoire intime et de l’histoire du monde. Il est un carrefour du dédale des destins qui annonce les effondrements à venir en Europe.
« A quoi pensait-il ? A « la Violette du Prater », à sa femme, à sa fille, à Hitler, au poème qu’il allait écrire, à son enfance, au lendemain matin ? »
La traduction de l’anglais est parfaite. Décidément, on vous l’a dit, ce livre est une merveille.
Leon-Marc Levy
VL3
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