La Vie volée de Jun Do, Adam Johnson
La Vie volée de Jun Do, septembre 2015, trad. de l’anglais (USA) par Antoine Cazé, 696 pages, 8,95 €
Ecrivain(s): Adam Johnson Edition: Points
S’il est, en 2015, un Etat qui éveille les phantasmes les plus divers, c’est bien la Corée du Nord. Ce pays est tellement secret et autarcique que, dans le roman World War Z par exemple, la question se pose de savoir si ses vingt-cinq millions d’habitants sont toujours humains ou tous zombifiés dans les tunnels traversant le pays, puisqu’il est impossible d’obtenir la moindre information en provenance de Pyongyang. Quant à James Bond, il y a effectué un séjour des plus déplaisants durant Meurs un Autre Jour. Et nul doute que les références à cet état-voyou, pour reprendre la terminologie états-unienne, doivent pulluler dans nombre de récits d’espionnage, télévisuels, cinématographiques ou romanesques. Mais ce qui intrigue le plus avec la Corée du Nord, c’est ce mélange entre le sérieux, voire l’inquiétant (surtout pour son voisin du Sud), et le grand-guignolesque (même si l’information fut démentie : tuer un ministre à coup de canon, vraiment ?). Kim Jong-Il lui-même a tout du monarque fou, un rien Robert Mugabe, un rien Staline, tout dans l’outrance, avec une capacité fabuleuse à (se) mentir. Bref, ce pays possède toutes les qualités requises pour faire l’objet d’un grand roman ; Adam Johnson (1967) l’a écrit, il s’intitule La Vie Volée de Jun Do et a même valu à son auteur le Prix Pulitzer pour la fiction.
Le roman est divisé en deux parties, la première étant beaucoup plus brève que la seconde. La première partie raconte la vie de Park Jun Do, un faux orphelin (son père dirige un orphelinat, situation déshonorante, et assimile son fils aux autres enfants) rebaptisé « du nom d’un des cent quatorze Grands Martyrs de la Révolution », et le mieux est de laisser la parole au jeune homme pour expliquer ce martyre : « Bien qu’il ait tué de nombreux soldats japonais, dit-il, les révolutionnaires de son unité ne lui faisaient pas confiance parce qu’il n’était pas issu d’une lignée pur-sang. Pour prouver sa loyauté, il s’est pendu ». La façon seule de devenir un martyr en Corée du Nord confine à l’absurde. D’ailleurs, d’absurde, il est souvent question dans ces quatre premiers chapitres : on a l’impression de lire une rencontre furieuse entre le pire des contre-utopies du vingtième siècle, de 1984 à Un Bonheur Insoutenable, et l’humour à froid de Soljénitsine dans les plus hilarants passages du Pavillon des Cancéreux. Un exemple ? Une phrase suffit : « Il n’y pouvait rien s’il venait d’une ville où l’électricité, le chauffage et le carburant faisaient défaut, où les usines étaient figées par la rouille, où les hommes valides croupissaient dans des camps ou languissaient de faim ». S’il est question de Marx, c’est plutôt de Groucho que de Karl, mais avec un sens du tragique extraordinaire pour une société où Pyongyang est considéré comme l’El Dorado, où Kim Jong-il est surnommé le Cher Dirigeant et Kim Il-sung le Grand Dirigeant (leurs portraits devant trôner partout, oui, strictement partout), une société surtout dont la base essentielle est le mensonge, ou le déni – en tout cas, un rapport biaisé à la réalité.
Johnson raconte tout cela en faisant filer les épisodes de la vie de Jun Do, qui se retrouve à pratiquer des enlèvements au Japon (en gros, si une cantatrice plaît, on l’amène au Cher Dirigeant), jouer à l’espion sur un vieux rafiot récupéré auprès des Russes et, finalement, servir d’interprète pour une mission aux Etats-Unis, dont l’objectif principal semble être la mission du « camarade Buc » : « J’ai vingt-quatre heures pour me rendre à Los Angeles, acheter pour trois mille dollars de DVD, et puis rentrer ». Au passage, et de façon aussi plaisante que stupéfiante, le lecteur a appris de nombreux faits relatifs à la Corée du Nord, du culte que chacun doit porter au pays et à son « Cher Dirigeant » à sa relation biaisée au cinéma (uniquement de propagande, mais accessible à peu d’habitants), en passant par la teneur d’un bulletin d’information typique (« on lui fit part des négociations imminentes en Amérique et de l’inspection par le Cher Dirigeant d’une cimenterie à Sinpo, on lui apprit la victoire sans appel remportée par la Corée du Nord sur l’équipe libyenne de badminton, et enfin on lui rappela qu’il était illégal de manger des hirondelles, car elles contrôlent les populations d’insectes qui se nourrissent des jeunes pousses de riz »), ou encore l’amour-haine entretenu avec une Amérique aussi phantasmée (à son tour…) que méconnue. A la fin de cette première partie, la mission aux Etats-Unis se soldant par un échec, Jun Do est confondu par les Américains avec le Commandant Ga, un des proches du Cher Dirigeant, et emprisonné comme tel en Corée du Nord.
La seconde partie s’ouvre sur un chapitre dédié à un narrateur tortionnaire appartenant à la « Division 42 », et ainsi débute le grand œuvre d’Adam Johnson, vingt-huit chapitres où s’imbriquent les niveaux narratifs, où la réalité se confond avec le mensonge, voire où le mensonge devient la réalité, où la propagande devient un art narratif en tant que tel. Ainsi, une alternance est créée entre ce qu’il advient de Jun Do/Ga et la diffusion par la radio de « la Meilleure Histoire nord-coréenne de l’année », qui est un décalage quasi héroïque des faits narrés dans les autres chapitres.
Dans toute cette seconde partie, les thématiques abordées dans la première partie sont explorées, détaillées, de la glorification du mensonge (troisième itération de ce mot dans cette critique, mais c’est tellement stupéfiant…) au désir de quitter la Corée du Nord, avec ce qu’elle a de pathétique dans sa propagande (la ville de Wonsan, soi-disant villégiature pour les vieux, ou, pire (ou mieux) encore, l’idée que c’est Pyongyang qui envoie de l’aide alimentaire aux Etats-Unis). Mais dans ce pays où existe un Ministère de la Mobilisation de Masse (en gros, rameuter le peuple pour les cérémonies officielles), tout le monde n’est pas dupe ; juste que tout le monde sait qu’il convient de faire bonne figure, comme le montre l’anecdote suivante, citée in extenso tant elle démontre qu’Adam Johnson a voulu aussi dresser le portrait d’un peuple éminemment humain :
J’ai montré mon père du doigt : « Ce citoyen mange de la moutarde ».
J’avais récemment goûté la racine de moutarde pour la première fois de ma vie, et mon expression avait fait rire mes parents. Tout ce qui se rapportait à la moutarde était sujet d’amusement, désormais.
Mon père s’est adressé à une autorité invisible. « Ce moutard entretient des pensées contre-révolutionnaires au sujet de la moutarde. Il devrait être envoyé dans une moutarderie pour corriger ses pensées moutardières.
– Ce papa mange de la glace au vinaigre avec du caca à la moutarde, ai-je répliqué.
– Elle est bien bonne, celle-là. Allez, donne-moi la main, maintenant ». J’ai mis ma petite main dans la sienne, et à cet instant sa bouche s’est emplie de haine acerbe et il a hurlé : « Je dénonce ce citoyen, c’est un valet de l’impérialisme qui doit être déféré devant la justice pour crimes contre l’État ». Son visage était écarlate, venimeux : « Je l’ai entendu vomir des diatribes capitalistes visant à empoisonner notre esprit de ses ordures perfides ».
Les grands-pères se sont détournés de leurs parties de cartes pour nous observer.
J’étais terrifié, sur le point d’éclater en larmes. Mon père m’a dit alors : « Tu vois, ma bouche a prononcé ces paroles, mais ma main, elle, tenait toujours la tienne. Si ta mère devait un jour me dire une chose semblable, afin de vous protéger tous les deux, tu dois savoir qu’intérieurement, nous nous tenons par la main, elle et moi. Et si un jour tu devais me dire une chose semblable, je saurais que ce n’est pas vraiment toi. Toi, c’est à l’intérieur. L’intérieur, c’est l’endroit où le père et le fils se tiennent à tout jamais par la main ».
Il a tendu le bras et m’a ébouriffé les cheveux.
De ce roman qu’on ne résume qu’à grand-peine tant il est foisonnant, c’est peut-être ce qu’on retire d’essentiel : derrière cette dictature quasi clownesque (une dynastie communiste, vraiment ? il n’y a pas un léger oxymore, là ?), il y a un peuple qui souffre, et qui pourtant ne perd pas tout à fait le sens de l’humour (l’une ou l’autre pointe en cours de récit, quasi impossible à citer hors contexte) et donc celui de l’honneur. Et Adam Johnson a réussi à écrire le grand roman montrant les faiblesses de cette dictature et les forces de ce peuple.
Didier Smal
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