La Vie simple, Pour soi et pour les autres, Carlo Ossola (par Gilles Banderier)
La Vie simple, Pour soi et pour les autres, Carlo Ossola, Les Belles-Lettres, 2023, trad. italien, Lucien d’Azay, Olivier Chiquet, 140 pages, 11,50 €
Edition: Les Belles Lettres
Qu’est-ce qu’une vie simple ? Sitôt la question formulée, on devine que la réponse sera complexe ou, en tous cas, pas aussi succincte et directe qu’on pourrait s’y attendre. Mais cette question s’est toujours posée, de savoir comment user au mieux de ce bref intervalle de vie (« Nous ne disposons que d’un instant de soleil, un instant précieux et béni », écrivait Irwin D. Yalom) qui nous est accordé entre un néant et – et quoi ? Seules les religions ont prétendu répondre à cette dernière interrogation.
Depuis que la mode est apparue aux États-Unis, les ouvrages de développement personnel abondent et qui voudrait en constituer une collection exhaustive remplirait vite une maison de bonne taille. Il est à peine besoin de souligner leur caractère répétitif, leur désespérante horizontalité et le fait que leur succès accompagne fort bien des sociétés où la consommation d’antidépresseurs et de psychotropes divers atteint des records, et ce, dès le plus jeune âge.
Surtout, ces ouvrages (dont les manuels de Norman V. Peale constituent en quelque sorte l’archétype) enferment l’individu dans un monde qui commence et finit avec lui, enlevant tout sens de continuité à son existence. Or, sauf accident, l’être humain à sa naissance n’est pas, comme le disait Heidegger avec la brutalité caractéristique de la langue allemande, geworfen, jeté nu sur une terre nue. Il naît (pour l’instant encore) de deux parents et dans un pays donné, au sein d’une civilisation, d’un continuum linguistique et culturel. Or les ouvrages de développement personnel (comme d’ailleurs les réseaux sociaux) closent l’individu dans un fantasme de la science-fiction (le Flatland d’Abbott), un univers à deux dimensions, un monde de limandes, sans épaisseur, solipsiste, et d’où toute référence au passé collectif est exclue.
Sans le revendiquer explicitement, les livres de Carlo Ossola prennent le contrepied de cette mode du développement personnel. La Vie simple fait suite aux Vertus communes, publié chez le même éditeur. Les vertus, on le sait, ont mauvaise presse. Rien n’est plus suranné qu’un « prix de vertu », en supposant qu’on en décerne encore et qu’ils aient des candidats. Le mot sent l’aigreur, le renfermé, la frustration, le corset physique ou moral ; à l’opposé de tout ce qui, dans la modernité, prétend libérer l’être humain, avec les brillants résultats que l’on observe. Mais les Anciens et même les Modernes se faisaient une autre idée de la vertu, ou des vertus, dont l’usage rejoint la common decency popularisée par Orwell : des vertus pour soi (certaines bien connues, comme la patience et la douceur, d’autres plus exotiques, comme l’estro) ou pour les autres (l’urbanité, la générosité, la prévenance). Voilà beau temps qu’on ne remercie plus quelqu’un en lui disant qu’il est bien urbain, malgré la « valence » de cet adjectif, qui s’oppose à l’attitude du rusticus, du paysan mal dégrossi. Les hommes sont semblables aux galets d’une rivière : frottés par le cours du temps et se frottant les uns aux autres, ils deviennent polis et plus ils sont nombreux à coexister dans le même espace (comme au Japon), plus les règles de politesse doivent être élaborées et, surtout, respectées. Bien entendu, le livre de Carlo Ossola ne se borne pas à une sorte de manuel du savoir-vivre. Ce qui rend cet ouvrage passionnant et original, c’est l’érudition, la somme de lectures, qui sous-tendent chaque page, de Cicéron à Peter Handke, en passant par Dante et les Lumières italiennes. La Vie simple est un livre européen, au sens le plus éminent du terme, et cet ouvrage de haute culture (ce qui n’implique pas qu’il soit difficile à lire) se distingue en cela également de l’aspect ready made des ouvrages américains de développement personnel.
Gilles Banderier
Carlo Ossola est professeur honoraire au Collège de France.
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