La Vie lente, Abdellah Taïa (par Arnaud Genon)
La Vie lente, mars 2019, 272 pages, 18 €
Ecrivain(s): Abdellah Taïa Edition: SeuilVoilà bientôt vingt ans qu’Abdellah Taïa publie des livres. Patiemment, il construit une œuvre forte, cohérente, qui tourne toute entière autour de la question de la rencontre du monde arabe et de l’Occident, de leur histoire réciproque, de leur avenir incertain. Partant d’un « je », de son « je », celui d’un homosexuel marocain ayant grandi dans le quartier pauvre de Hay Salam, à Salé, à côté de Rabat, Abdellah Taïa mène son œuvre vers un « nous », donnant la parole à tous les exclus, à ceux que la société méprise et bâillonne, où qu’ils soient, d’où qu’ils viennent.
Dans La Vie lente, son nouveau livre, cette rencontre s’incarne à travers les deux personnages principaux que sont Mounir Rochdi, marocain homosexuel de quarante ans, et Madame Marty, une octogénaire vivant seule dans le Paris post attentats de 2015. Lui, il a quitté son pays dans lequel, adolescent, il avait été « persécuté par des hommes hétérosexuels affamés de sexe », et a obtenu en France « un doctorat sur Fragonard et le roman libertin au XVIIIe siècle ». Elle, c’est une « pauvre française qui survit depuis les années 1970 dans un studio de 14 mètres carrés ». Plus jeune elle avait travaillé pour une famille bourgeoise du 7e arrondissement puis avait préféré rester à Paris plutôt que d’aller s’enterrer en Ardèche avec son mari et son fils. Elle s’était ensuite installée à Barbès où vivent les gens pauvres.
C’est rue de Turenne, dans le 3e arrondissement, que leurs destins se croisent. Mounir occupe l’appartement au-dessous de celui de Madame Marty. Mais la vieille dame n’a pas de toilettes dans son studio et doit se rendre sur le palier pour se soulager. Ses pas résonnent dans l’appartement vide de Mounir, ses pas résonnent dans sa tête, dans son corps, chaque bruit investit son esprit, chaque bruit devient une douleur. Eux que tout devait rapprocher deviennent alors des ennemis. Ils sombrent dans des rapports hystériques, s’insultant, se criant dessus dans les escaliers, se menaçant. Madame Marty avertit la police, une enquête est ouverte, car être arabe en France, c’est être suspect. L’hystérie de leur relation est celle dans laquelle les autres les poussent. Mais elle devient aussi l’image du rapport qu’ils entretiennent avec leur propre histoire et avec celle de ceux qui leur sont proches. L’histoire de Mounir et de Madame Marty les dépasse. C’est l’histoire des opprimés, des laissés-pour-compte. Leur « je » s’est fait « nous ».
Partant de là, Abdellah Taïa explore de manière circulaire les personnages qui ont traversé ou qui traversent la vie de Mounir et de Madame Marty. Antoine, le policier de qui Mounir tombe amoureux (mais qui s’inscrit comme une fiction au cœur même du roman), Manon, la grande sœur de Madame Marty qui avait, durant la Seconde Guerre mondiale, vendu son corps aux allemands pour survivre, et subi par la suite les pires humiliations pour « laver l’honneur de la France ». Abdellah Taïa nous fait entendre des voix, celle de Simone Marty, mais aussi celle de Majdouline, la cousine de Mounir, « sauvée de la pauvreté marocaine » et que sa mère adoptive veut marier. Elle, qui tente d’échapper à ce « piège », au joug de la domination masculine, elle qui ne rêve que de liberté. Il relate le destin de Baba Sinan, l’homme humilié par sa femme, par la justice et qui commettra l’irréparable… Ces hommes, ces femmes hantent le roman, le parcourent comme des fantômes, scandant leurs misères, chantant tristement le tragique de leurs vies…
La Vie lente est fidèle aux autres livres de l’auteur. Abdellah Taïa a trouvé sa voie qui est celle du politique. Mounir, Madame Marty, Baba Sinan, Manon, Majdouline ont en commun de subir la domination des plus puissants, de tenter d’être, d’aller au bout de ce qu’ils sont, même s’ils sont toujours entravés, empêchés. Leur voix est muette, les autres sont sourds quand ils crient leur désespoir, leur humiliation. Ils n’ont pour réponse que le mépris ; la folie et l’hystérie sont leur refuge.
Abdellah Taïa nous offre ici un texte envoûtant, totalement habité. Il raconte les déchirements et les retrouvailles, la peur de l’Autre et la folie où elle nous entraîne, la perte des repères et la volonté de se raccrocher à ce qui reste, à ceux qui encore, une dernière fois, tendent la main. La Vie lente se lit comme on écoute un chant lancinant, avec ses envolées, ses changements de rythme, ses changements de voix.
L’auteur signe ici un de ses plus beaux romans, au plus près de ce qu’il est, à fleur de peau, fort et fragile, plein d’ombre et de lumière. Un roman de la France d’aujourd’hui et de ceux qu’elle pousse à la marge, dans « La vie lente. Interminable. Qui ne signifie plus rien ».
Arnaud Genon
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