La vie devant soi, Romain Gary, Folio (par Anaé Balista)
La vie devant soi, mars 1982, 288 pages, 8,10 €
Ecrivain(s): Romain GaryC’est entre les dernières pages du livre, cachés au numéro 268, que se dessinent les mots suivants : « Je voyais bien qu’elle ne respirait plus mais ça m’était égal, je l’aimais même sans respirer ».
Avec une remarquable simplicité, Gary rappelle ici que rien ne dépasse l’amour porté par un enfant. Ce dévouement intérieur ne se cultive pas tout au long d’une vie mais prend véritablement sens une fois la mort venue. Et c’est par l’intermédiaire d’un jeune garçon que l’auteur nous fait part de cet enseignement.
En effet, cet amour indéfectible même au-delà de la tombe est au cœur de la relation des deux protagonistes. On retrouve d’un côté le jeune Momo, fils de prostituée, délaissé, et de l’autre madame Rosa, vieille femme juive que le temps a fini par abîmer. Une relation unique va alors se nouer entre eux, pas plus amicale que parentale mais plutôt une attache mutuelle entre deux exclus de la société.
C’est dès le plus jeune âge que le petit Mohamed se voit confié à Madame Rosa, ancienne prostituée qui accueille désormais des enfants de putain en pension à Belleville. Or la vieillesse ne pardonne pas, et le déclin de madame Rosa se fait sentir. Laide, presque chauve, avec 85 kilos de chair impossible à déplacer à travers les six étages de l’immeuble, la vieille femme s’enfonce progressivement dans la sénilité sous le regard impuissant de Momo. Mais être réduite à l’état de légume alors qu’elle a surmonté l’enfer d’Auschwitz semble impensable pour la vieille Rosa. Du haut de ses dix ans, Mohamed va alors être sommé de l’impossible, lui offrir la mort voulue.
Le tour de force de Gary réside ici dans le fait de traiter d’un sujet aussi sombre avec la légèreté d’un enfant. Le livre se construit à l’image du personnage principal et évolue avec lui jusque dans l’écriture. En effet, la singularité de la plume de l’auteur réside dans son oralité : c’est véritablement la voix de Momo qui nous parle. On retrouve le vocabulaire d’un jeune adolescent avec son lot de néologismes et d’erreurs qui ne manquent pas de nous faire rire : « ça m’était égal de savoir que ma mère se défendait et si je la connaissais je l’aurais aimée […] j’aurais été pour elle un bon proxynète ». L’humour candide du garçon allie le drôle et le tendre et nous offre un mélange des genres parfait.
Mais au-delà du personnage de Mohammed, Gary analyse également les relations entre les différents protagonistes et leurs singularités. De la vieille juive au petit Moïse, en passant par Lola, la travestie sénégalaise, tous viennent de pays et de religions multiples. Mais bien loin de les fragmenter socialement, ces contrastes permettent aux personnages d’être unis au sein d’un même groupe, sorte de famille recomposée. Or cette fraternité entre marginalisés ne vient pas à bout de la réalité sociale de l’époque : « Pendant longtemps, je n’ai pas su que j’étais arabe parce que personne ne m’insultait ». Le roman, se déroulant dans les années 70 à Paris, témoigne d’un racisme ainsi que d’un antisémitisme encore très présents dans les esprits. Ici Mohammed prend conscience de ce que signifie « être arabe » en assistant à la violence morale subie par les autres, il en réchappe par ailleurs du fait de son jeune âge. Ajar met ainsi en relief la hiérarchisation sociale causée par l’origine de chaque personnage (juif, arabe, enfant de prostituée…).
Si cette discrimination est bel bien représentée dans le livre, elle ne constitue que l’un des nombreux sujets abordés par l’auteur. Un véritable foisonnement de réflexions émane du récit. On retrouve tout d’abord le thème sous-jacent de la prostitution. Cette dernière représente le fil reliant Mohamed et Madame Rosa, l’un par la naissance, l’autre par la profession. Le roman déconstruit peu à peu les préjugés qui entourent la prostitution en insistant notamment sur le courage que nécessite son exercice, mais aussi tous les renoncements qu’il suggère (construction d’une vie de famille, élever un enfant, intégration à la société…). Pour Madame Rosa, ces femmes ne vendent pas leur corps mais elles se « défendent avec ». L’auteur aborde ensuite la peur de la solitude et de l’abandon, autant pour la vieille femme que pour Momo, puisque, en somme, ils sont une famille l’un pour l’autre. La trajectoire funeste du livre se termine par la description des terribles effets de la sénilité sur soi-même comme sur autrui, et par l’évocation thématique de l’euthanasie. Madame Rosa perd peu à peu la raison et se retrouve à errer dans la propre noirceur de ses souvenirs. Remonte ainsi une vague de sentiments refoulés depuis longtemps : peur d’être déportée, crainte des persécutions, traumatismes du passé. Car l’atrocité des camps a laissé une trace indélébile dans la mémoire de Rosa et ce jusqu’au fond de son être. Le jeune garçon ira même jusqu’à la retrouver dans son appartement, une valise à la main, attendant l’arrivée des Allemands venus trente ans plus tôt.
En définitive Gary nous fait grandir aux côtés de Mohammed, garçon à la fois juvénile dans sa manière de penser et de s’exprimer, mais également très adulte dans son comportement, ses choix, et surtout dans l’amour qu’il porte à madame Rosa. Prix Goncourt de 1976, La vie devant soi laissera sans nul doute une empreinte dans vos mémoires.
Anaé Balista
Célèbre romancier et diplomate français d’origine russe, il est l’unique écrivain à avoir obtenu deux fois le prix Goncourt. Romain Gary, de son vrai nom Roman Kacew, est né en 1914 à Vilnius, et mort en 1980 à Paris. Il est connu pour la mystification littéraire qui le conduisit, dans les années 1970, à signer plusieurs romans sous le nom d’emprunt d’Émile Ajar.
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