La Vie des plantes, Une métaphysique du mélange, Emanuele Coccia (par Didier Smal)
Ecrit par Didier Ayres 23.04.24 dans La Une Livres, Les Livres, Critiques, Petite bibliothèque Payot, Essais
La Vie des plantes, Une métaphysique du mélange, Emanuele Coccia, Rivages Poche/Petite Bibliothèque, novembre 2023, 192 pages, 9,50 €
Edition: Petite bibliothèque Payot
« Les plantes sont les vrais médiateurs : elles sont les premiers yeux qui se sont posés et ouverts sur le monde, elles sont le regard qui arrive à le percevoir dans toutes ses formes. Le monde est avant tout ce que les plantes ont su en faire. Ce sont elles qui ont fait notre monde, même si le statut de ce faire est bien différent de celui de toute activité des vivants. C’est donc aux plantes que ce livre va poser la question de la nature du monde, son extension, sa consistance. Aussi, la tentative de refonder une cosmologie – la seule forme de philosophie qui puisse être considérée comme légitime – devra commencer par une exploration de la vie végétale ».
Le propos est puissant, emporté voire excessif, mais on désire y adhérer. Emanuele Coccia a amené le lecteur au terme d’un prologue brillant, promettant d’envisager le monde et notre relation à celui-ci au travers du prisme de la plante.
Cette perception est justifiée en une vingtaine de pages lues avec attention, car, même si l’on ne possède pas la formation de Coccia (qui a, durant cinq années, adolescent, étudié les plantes, leur vie, leur entretien), l’on est en contact proche avec les plantes, et l’on comprend avec lui que, bien que la plante soit considérée comme un donné de la Nature, elle est la première vie et l’origine de toute autre vie, elle qui ne se nourrit d’aucune vie pour… vivre.
Mais las ! peut-être est-ce dû à une relative incompétence philosophique, dû à des lacunes dans ce qui se pense en ce début de vingt-et-unième siècle (comme on dit : ce qui se porte, ce qui est à la mode), l’on a retiré globalement de la lecture de cet essai que de l’incompréhension liée à des raccourcis parfois saisissants et à des conceptualisations à tout le moins alambiquées, voire intellectuellement biaisées. Certes, l’on veut bien suivre Coccia lorsqu’il écrit que « être signifie pour elles [les plantes] faire monde, et, à l’inverse, construire (notre) monde, faire monde, n’est qu’un synonyme de l’être », et l’on comprend que le concept d’immersion, en ce qu’il considère une relation holistique au monde, à l’univers, est relativement pertinent : « l’état d’immersion est surtout le lieu métaphysique d’une identité plus radicale, celle entre l’être le faire. On ne peut être dans un espace fluide sans modifier par ce fait même la réalité et la forme de l’environnement qui nous entoure. La vie des plantes en constitue l’évidence la plus frappante, au vu des conséquences cosmogoniques qu’elles ont eues sur notre monde ». Cela relève du bon sens, et n’importe quel amateur de botanique voire tout simplement de jardinage marquera son accord.
Mais, et sans vouloir caricaturer La Vie des plantes, on ne peut adhérer à la suite du propos de Coccia, qui devient franchement fumeux et pourrait sembler fruit du mauvais usage de certaines plantes aux effets délétères, en particulier dans le chapitre 11, « Le plus profond, ce sont les astres », dans la troisième partie, « Théorie de la racine ». On croirait lire certaines pages de science-fiction des années soixante, pseudo-philosophiques et incompréhensibles hors prise de psychotropes : « Tout est en contact avec tout, et une lente circulation des matières et des jus permet à tous de vivre bien au-delà des limites de leur corps. Tout respire, mais de manière différente du monde aérien. Le souffle des corps, d’ailleurs, n’a pas besoin de passer par des poumons – ni par des organes : tout corps est défini par son souffle, tout corps est un port ouvert à la circulation de la matière – dedans et hors de soi ». On arrête là la citation, mais on continue la critique : lorsqu’on en vient à vanter l’astrologie par trois fois tout en se réfugiant derrière son étymologie (« discours sur les astres ») et en oubliant qu’existe le plus précis « astronomie », c’est qu’on a les nerfs qui flanchent, et le lecteur se transforme en Gaston Lagaffe à chaque page ou presque, lâchant d’intempestifs « M’enfin ! ».
Cela ne serait rien si, dans un essai où aucune plante n’est citée en exemple, un cas extrême de pensée biaisée, pour dire le moins, n’était rencontré. Dans sa volonté extrême d’imposer son opinion par tous les moyens (« L’intérêt de ces spéculations analogiques réside dans la possibilité d’arriver à une définition non anatomique du cerveau », page 144, ça ne s’invente pas), Coccia parvient à faire oublier un léger détail, lorsqu’il parle de la fleur dans le chapitre 13, « La raison, c’est le sexe » (oui, et il ne faut pas rire en lisant ça) : la sexualité telle qu’il l’envisage pour la fleur n’est possible que grâce à… l’insecte. C’est plutôt gênant, de proclamer que la plante à elle seule permet de penser le monde, d’envisager un concept d’« immersion » dans un rapport cosmogonique, mais si c’est au prix d’une négation de la biologie la plus élémentaire liée à une co-évolution sue de tous, c’est un rien vain.
Il est vrai que c’est dans le fil d’un essai où le style en impose, est souvent dépourvu de nuance (la façon dont Coccia écorne le concept même d’écologie est assez sidérante, même si bien intentionnée car ce concept demande effectivement à être repensé), et un essai pourtant écrit par quelqu’un qui, un rien donneur de leçon, dénigre le genre : « Le fétichisme contemporain pour l’incertain volapük de l’essai avec notes en bas de page n’a de ce point de vue [celui selon lequel “aucun style d’écriture n’est plus approprié à la philosophie qu’un autre”] aucune raison d’être. Un film, une sculpture, une chanson pop, mais aussi un caillou, un nuage, un champignon peut être philosophique avec la même intensité qu’un traité de géologie, la Critique de la raison pure ou un adage prononcé avec la fausse négligence du dandy ». Ou la danse d’une abeille signalant un magnifique lierre en fleurs à polliniser, donc. À moins que cet exemple d’un discours philosophique possible inférioriserait à nouveau la plante et empêcherait une philosophie « cosmologique » ? Dans ce cas, que Coccia précise : seuls les champignons, les fougères et autres plantes se reproduisant sans l’interaction avec le vivant non végétal concernent son propos. Qui en sera bien moins glamour.
Didier Smal
Emanuele Coccia (1976) est un philosophe et essayiste d’origine italienne.
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A propos du rédacteur
Didier Ayres
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Rédacteur
domaines : littérature française et étrangère
genres : poésie, théâtre, arts
période : XXème, XXIème
Didier Ayres est né le 31 octobre 1963 à Paris et est diplômé d'une thèse de troisième cycle sur B. M. Koltès. Il a voyagé dans sa jeunesse dans des pays lointains, où il a commencé d'écrire. Après des années de recherches tant du point de vue moral qu'esthétique, il a trouvé une assiette dans l'activité de poète. Il a publié essentiellement chez Arfuyen. Il écrit aussi pour le théâtre. L'auteur vit actuellement en Limousin. Il dirige la revue L'Hôte avec sa compagne. Il chronique sur le web magazine La Cause Littéraire.